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 Primo ~ Ad vitam æternam

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Primo

{ "PASTAAAA !" }

Primo
Messages : 174
Localisation : Reclus quelque part ?
Âge du personnage : 20 ans
Primo ~ Ad vitam æternam Icprim10



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Autres détails:
Profession ou titre: Musicien compositeur
Primo ~ Ad vitam æternam Vide
MessageSujet: Primo ~ Ad vitam æternam   Primo ~ Ad vitam æternam EmptyDim 6 Fév - 14:53



    I – Le Cadavre Exquis :

      Prénom : J'ai eu beaucoup de surnoms. On m'appela d'abord Piccolo, puis l'Épouvantail, l'Étranger, le Balafré, et tout un panel d'insultes (que je vous épargnerai) plus élégantes les unes que les autres. Mais pour faire court, on m'appelle Primo Feliciano. Le truc drôle, c'est que ça vient du latin Felix: le chanceux.
      Âge : 19 ans.
      Orientation sexuelle : Hétérosexuel, en principe – ou suivant l'humeur ou la météo.
      Fonction, métier, titre de noblesse : Musicien virtuose et compositeur grandiose – fauché.
      Signe caractéristique : Une balafre en travers du visage. Une longue histoire à coups de bouteilles.
      Manie, habitude : Serait-ce une manie d'être constamment débraillé ? Il y a aussi le café. Et un verre d'alcool de temps à autre. Et aussi, l'inquiétante habitude de parler de lui à la troisième personne. De parler bizarrement tout court, en fait.
      Groupe : Unsettled


    II – Chronique Sordide :


    La rue était tranquille, enveloppée des ténèbres et de la musique étouffée de la bâtisse. S'en échappaient des rayons de lumière qui se traçaient sur la neige, sous les fenêtres teintées du taudis, sur la pancarte démantelée où était gravé « 1 shilling le déjeuner - 3 £ la semaine ».
    Soudainement, violemment, la porte s'ouvrit, nouvel échappatoire pour les lumières vives de l'auberge comme pour quiconque souhaitant en sortir. C'est ainsi que, dans un fracas monstre, un être non désiré en ces bas lieux fut régurgité hors de la taverne par de gros bras. Le non-désiré, ou la canaille, la crapule, la vermine – le lépreux, appelez-le comme il vous plaira – c'est moi.
    Primo Andrei Orlandi Feliciano. Le seul, l'unique.
    En même temps, difficile de trouver quelqu'un d'autre portant exactement le même nom.
    Cet Illustre Vaurien de Primo, à plat dans la neige, commençait à peine à se relever quand il se reçut un projectile sur le haut du crâne. Aïe. À entendre le bruit creux et inharmonieux qui résultait de l'objet maltraité, ce devait être mon instrument. Un autre poids mort s'écrasa à quelques pas de moi – mon bagage, surement.

    « Va au Diable, pauvre bougre ! Gredin ! Et je ne veux pas te revoir ici temps que tu n'auras pas payé ton loyer ! »

    La mégère, encadrée de deux colosses, réajusta son corset sur sa poitrine opulente sans cesser de proférer mille insultes, puis claqua la porte. À nouveau, l'obscurité tranquille de la rue, bercée seulement par le faible écho de la taverne et le soupir résigné de Primo.


    On m'a appelé Primo parce que je suis le dernier d'une famille comprenant au départ sept enfants. Aussi drôles puissent paraître mes parents à vos yeux, ce n'est pas le moins du monde ironique. D'abord, les jumeaux moururent en bas âges, remportant cependant le palmarès de longévité de vie, rapport aux deux premières fausses couches de ma mère. Ensuite, vinrent Silvio, puis une autre fausse couche, puis Mina, puis un microbe sans nom. Une crevette qui, à en juger son poids et sa taille, n'allait pas tarder à rendre l'âme simplement parce qu'elle était née prématurément. Il fallait à tout prix faire baptiser la petite chose sanguinolente avant qu'elle ne rende son dernier souffle en même temps que son premier cri.
    L'ennui, c'est qu'en ce jour bénis de ma naissance, le prêtre le plus proche du manoir demeurait introuvable. Apparemment, le moment lui avait semblé favorable pour partir en saint pèlerinage. Sans prêtre, sans baptême, sans chance de survivre ni même d'aller au paradis tranquillement, j'étais purement et simplement foutu. Pas la peine de seulement penser à me donner un nom dans ces conditions.
    Mais deux semaines passèrent, et le gamin était encore vivant. Il l'était encore au bout d'un mois, puis deux. Il fut baptisé comme de routine au retour du prêtre, mais jamais on ne pensa à lui donner un nom. Tout le monde l'appelait déjà Piccolo, ça allait plus vite – non pas qu'il y ait un rapport avec le vin français (comme si j'étais alcoolique dès le berceau ! d'ailleurs je ne suis pas alcoolique du tout), Piccolo était simplement le terme réservé aux enfants signifiant ''petit'' en italien.

    « Piccolo, jette ça tout de suite ! Ce n'est pas bon, tu comprends ? Pas bon ! »

    La femme ponctuait régulièrement sa phrase en secouant le poignet de l'enfant, si bien qu'il finit par lâcher à regret ce qu'il avait espéré mettre à sa bouche comme une tétine – et qui était en fait un hameçon.

    « Voilà, c'est bien. Mais que...? … Silvio, reviens t'asseoir ici TOUT DE SUITE ! »

    À cours de patience, la mère lâcha le plus jeune pour se précipiter chercher par la peau du cou l'ainé, occupé à essayer d'apercevoir le fond du lac, dangereusement penché par dessus le bord de la barque, son petit nez touchant presque la surface verdâtre de l'eau.
    Pendant que Madame Feliciano se débattait avec ses trois enfants, Monsieur son mari tentait de rester concentré sur sa ligne, sourcils froncés sur l'eau tremblotant ça et là. Ses cheveux bruns grisonnaient déjà sur ses tempes. Il faut dire qu'il allait bientôt atteindre ses quarante-cinq ans, tandis que sa femme ne faisait qu'entamer la trentaine.
    Le séduisant Antonio Dolce Feliciano avait rencontré Maria-Anna Millazo quelques années plus tôt, lors d'une réception mondaine à Naples. Il avait immédiatement succombé au charme de la jeune femme, fraîchement sortie de ses six mois de deuil obligatoires – hommage à son défunt mari, tué en tombant d'un balcon; sa femme regrettait moins sa présence que son manque flagrant de jugeote. Ses longs cheveux noirs et son rire pétillant poussèrent Antonio à arracher Anna-Maria de sa ville natale pour la ramener à Asti et l'y épouser sur le champ.
    Antonio possédait déjà une grande et belle demeure, gracieusement offerte par la Princesse de Valentine – grande amatrice de musique et ancienne élève de Monsieur. Antonio Feliciano était musicien compositeur de renom à la Cour.
    Piccolo aimait beaucoup le manoir familial. Il y avait un petit lac dans le Parc, pour les promenades en barque, et une fontaine; une immense salle de jeux au premier étage; un grand salon pour accueillir les invités réguliers venus prendre le thé avec Madame; une salle de musique pour Monsieur et ses élèves de musiques; et d'autres pièces confortables. Piccolo n'avait pour ainsi dire jamais vu les chambres de sa mère ou de sa sœur. « Il n'est pas aimable d'entrer dans les appartements d'une femme. » disait la gouvernante. Aussi, au grand dam de Silvio, c'était dans sa chambre que son petit frère Piccolo venait se réfugier les nuits de cauchemars ou d'orages.

    Cette nuit-là, le Piccolo avait pris encore plus de place que d'habitude. En plus il avait tiré toute la couette vers lui. Silvio avait très mal dormi – en plus d'être naturellement turbulent, il était d'une humeur exécrable. Il avait soif de vengeance.
    Le bambin ouvrit les yeux, l'aurore était à peine levée. Mais l'absence d'une présence rassurante à ses côtés l'avait sorti de son sommeil, vaguement inquiet. Encore endormi, trébuchant sur sa chemise de nuit, il descendit difficilement du lit et fit quelques pas dans la brume.

    « Silvio...? » Pas de réponse. « … Où es-t...- »

    Deux mains s'abattirent brusquement sur ses épaules, derrière lui. Une voix monstrueuse souffla dans son cou:

    « Je suis ton pire CAUCHEMAR...
    - AAAAAAAAAAAAAAAAH ! »

    Le rire de Silvio n'en finissait plus de retentir devant le spectacle de l'enfant détalant à toute allure hors de la chambre.
    Ce doit être depuis ce jour que je suis toujours particulièrement sensible au réveil.

    Aussi difficile à vivre soit Silvio, notre père parvint tout de même à lui apprendre quelques bases de solfèges et de piano. Il fallait réussir à le maintenir en place, voilà tout.
    Contrairement à d'autres familles, Monsieur et Madame Feliciano ne plaçaient pas leurs enfant sous la tutelle d'un précepteur: Antonio étant professeur, il trouvait naturel d'éduquer lui même ses enfants à la musique, au français et au latin. Sa femme se chargeait de l'italien, du catéchisme, ainsi que des travaux domestiques pour Mina.
    Malheureusement, la patience paternelle ne porta pas ses fruits, et après moult débâcles on finit par abandonner l'idée d'un Silvio suivant les traces du grand Antonio Feliciano dans le domaine de la musique – mieux, du violon. A cinq ans, on préfère toujours construire des cabanes dans le parc.
    La suivante, Mina, s'impliqua d'avantage, mais à la flûte plutôt qu'au piano ou au violon. Elle ne jouait pas souvent, en raison de ses poumons trop fragiles. De toute façon, quand on était une fille, il valait mieux savoir également chanter – ce qui était tout aussi impossible pour la pauvre Mina.
    C'est sans trop d'espoir qu'on installa à son tour le plus jeune devant le petit piano à clef.
    La surprise fut d'autant plus réjouissante quand on lui remarqua une virtuosité certaine.
    Alors il accompagna son père aux bals quand il y jouait, ou bien aux couvents della Pieta quand Antonio allait y enseigner aux orphelines musiciennes, ou bien il jouait aux salons qu'organisait sa mère et tout le monde pouvait s'émerveiller devant l'adorable bout d'chou.
    Quand il eut sept ans, lui aussi – âge de raison où l'enfant est désormais assez grand pour être trainé à l'église – son père lui demanda de choisir un nouvel instrument dans la salle de musique.
    A cette question, pendant que son père triturait son plastron avec angoisse et impatience, Piccolo fit mine d'observer longuement de ses yeux noirs chaque instrument de la pièce; cordes, vents et percussions – mais en vérité, il savait déjà de quoi il voulait jouer.

    « Je veux faire de l'instrument qui pleure, moi aussi. »

    Bouffi de joie, son père fit appeler sur le champ un vieil ami luthier pour faire fabriquer un violon à la taille de son fils avant la fin de la journée.
    Piccolo était le premier à réclamer un violon. Avec un peu de retard, on décida de l'appeler Primo.



    « Primo ! Ton petit doigt, bon sang, surveille ton petit doigt ! »

    L'enfant avait une dizaine d'année. Il replaça son petit doigt pour la énième fois en fronçant les sourcils. « Mais ça fait mal, comme ça. Quand je serai grand, j'inventerai une nouvelle manière de positionner les petits doigts. »

    Son père éclata d'un rire franc: « Si tu veux. Et tu seras le Sainte-Colombe de l'Italie. » Il m'ébouriffa les cheveux – comme s'ils ne l'étaient pas déjà assez comme ça – puis me regarda sévèrement. « Nous recevons un invité tout à l'heure. Va te coiffer et enfiler une tenue. »

    Je détalai hors de la pièce et grimpai quatre à quatre les escaliers. Alors que je traversai le couloir en direction de ma chambre, mes pas ralentirent puis finirent par se stopper complètement devant la porte close de la salle de jeux. Rires étouffés. Je réfléchis. J'avais passé la journée cloîtré en salle de musique pour apprendre à jouer jusqu'aux plus pointilleux détails la première voix du canon en D avec mon père. Un coup d'œil à la porte lointaine de ma chambre, puis le couloir derrière mon épaule, puis de nouveau, l'entrée de la salle de jeux, si proche. Soupir, j'avançai de quelques pas vers ma chambre. Le rire perçant de Mina m'arrêta une fois de plus: je fis demi-tour aussitôt et me précipitai dans la salle de jeux.


    Les épées de bois s'entrechoquaient inlassablement sous le regard attentif de Mina. Qui, de Silvio ou de moi, allait remporter la victoire ? Assise sur le tapis, dos au feu brûlant dans l'âtre, elle serrait contre sa poitrine son ours en peluche sans perdre une miette du combat.

    « Dîtes...
    - Quoi ? » fis-je, tournant aussitôt la tête vers elle. Erreur fatale, mon frère en profita pour envoyer valser mon arme à l'autre bout de la pièce. Je répliquai d'un coup de pied dans le tibia. Il cria, lâcha son épée et se jeta sur moi; nous roulâmes à terre en esquivant comme nous pouvions les coups de poings que nous nous lancions mutuellement.

    « Dîtes !
    - Quoi ?! » Cette fois, nous avions tournée la tête en même temps, nous figeant tous deux dans nos mouvements de bataille.
    « Je peux jouer moi aussi ? »
    Un silence.
    « T'es trop jeune. » fit Silvio.
    « Primo n'a que dix ans, et j'ai un an de plus que lui ! »
    Un autre silence. Silvio et moi échangeâmes un regard.
    « T'es une fille.
    - Tu sais pas te battre à l'épée.
    - T'es encore malade.
    - Mère nous tuerait. »

    Mina se renfrogna et étrangla un peu plus son nounours dans ses bras. J'eus un peu de peine pour elle.

    « On a qu'à changer de jeu ? » Silvio me regarda fixement, puis finit par ôter ses mains de mon cou et s'écarter. Je me redressai pour m'asseoir à ses côtés. « Au brelan ? »
    Silvio secoua la tête. « J'ai perdues les cartes.
    - A la dinette ?
    - Naaan, c'est nul comme jeu, Mina ! » Je désignai plutôt le cheval à bascule: « Aux sauvages et aux conquistadors ? Silvio tu fais le sauvage.
    - A chat ?
    - A la balle ?
    - A colin-maillard ? »

    Ce fut finalement la dernière suggestion qui l'emporta. Nous tirâmes au sort celui qui devrait se couvrir les yeux en premier – ma chance légendaire fit en sorte que ce soit moi, le poisseux à devoir s'y coller.
    Bandeau sur les yeux, je tournai dix fois sur moi-même, comme il se devait. Un peu trop vite d'ailleurs, j'en vacillais.
    Quelqu'un pouffa à ma droite. Mina.
    J'avançai dans cette direction, faillis trébucher sur un objet non identifié. Un craquement sonore retentit.

    « Ma poupée ! » déplora un chuchotement.
    « Chhhh ! »

    Je changeai de direction. Silvio semblait plus proche.
    La poignée de la porte grinça. Je m'arrêtai net.

    « On... On n'a pas le droit de quitter la pièce, hein ? »
    Pas de réponse.
    « … Silvio ? Mina ? »
    Silence total. Je retins mon souffle. Un bruissement, à quelques pas de là.

    Je tendis les mains en avant et m'approchai, mon cœur battant un peu trop vite à mon goût. Mes paumes rencontrèrent un torse, plat, sous une veste de velours.

    « … C'est Silvio ? » fis-je tout en sachant pertinemment que Silvio portait une chemise de lin et non un vêtement de velours.
    Pas de réponse. Je remontai mes mains, et, remarquant que la personne était grande, m'apprêtai donc à palper des doigts la barbe soignée de mon père ou la peau ridée du domestique principal.
    Le menton était lisse et ferme.
    « Perdu. » souffla une voix veloutée.
    Je fis un bond en arrière et arrachai le bandeau de mes yeux. Mina et Silvio se tenaient à l'écart, dans un coin de la pièce. Ils observaient en silence le parfait inconnu qui siégeait au milieu de notre salle de jeu.
    Comme mon frère, il devait avoir la quinzaine. Ses cheveux noirs étaient rejetés en arrière, et son regard froid tranchaient avec le sourire doux qu'il présentait. Instinctivement, je le haïssais déjà.
    Notre père entra dans la pièce à cet instant précis, l'air enjoué.

    « Je vois que vous avez déjà fait connaissance !
    - Pas vraiment... » marmonnai-je. Père débita à toute allure:
    « Vous vous souvenez de votre tante Alestra ? Non ? Alceus est son petit fils, votre cousin éloigné, et mon nouvel élève – piano-solfège. Contrairement aux précédents, il vient de loin, aussi résidera-t-il ici le temps de son apprentissage ! La chambre d'ami n'étant pas encore totalement rénovée, Silvio, tu partageras ta chambre avec lui. Je compte sur vous tous pour l'accueillir comme il se doit. »

    Le dénommé Alceus, soit disant parenté, souriait toujours lorsque notre père quitta la pièce joyeusement.

    « Alceus Leone de Santis. Enchanté. »

    Mina et Silvio l'approchèrent, à présent enthousiastes. Moi, je gardai discrètement mes distances. Je sentis néanmoins peser le regard de notre prétendu cousin lorsque je quittai la pièce en silence, pour aller m'enfermer jouer du violon dans ma chambre.



    « Arrête, Mina, tu veux qu'on me prenne pour un lépreux ?
    - Mais non, mais non. C'est que, tu verras, plus il y en aura, plus vite tu guériras.
    - Je ne pense pas que ça marche comme ça, Mina... »

    La petite fille m'observa d'un œil critique, aussi n'insistai-je pas. De toute façon, jouer les médecins l'amusait trop. Pour l'occasion elle s'était même déguisée, avec une blouse noire, et relevant ses cheveux comme un garçon. Mais la chevelure abondante de Mina, de larges ondulations, s'évadait de son chignon en chatoyant de plusieurs couleurs – auburn, brun, noir, or – suivant comment elle inclinait sa tête sous les derniers rayons de soleil. Les filles ont toujours de jolis cheveux.
    Elle continua à enrouler mes doigts de bandelettes en chantonnant le nouveau poème de Dante que Mère nous avait appris en cours.

    « Nel mezzo del cammin di nostra vita
    Mi ritrovai per una selva oscura,
    Ché la diritta via era smarrita.

    Ça, c'est parce que tu travailles trop, Primo ?
    Ahi quanto a dir qual er-
    - Pas du tout. C'est normal de saigner des mains au début. C'est comme les danseuses qui saignent des pieds.
    - Ah bon. Pourtant ça fait trois ans que tu joues. …Esta selva selvaggia e aspra e forte... Alors les danseuses s'entraînent la nuit aussi ?
    - Je ne sais pas, moi. Je ne suis pas danseuse. Je suis musicien.
    - Les musiciens de Père ne jouent pas la nuit, eux, je crois.
    - C'est parce qu'ils savent jouer. Plus je m'entrainerai, plus je les rattraperai vite. »

    Je chassai rapidement de mon esprit le désagréable sourire d'Alceus. Mina était de nouveau plongée dans ses pensées, son visage dissimulé sous une frange épaisse, tandis qu'elle enroulait pour la sixième fois mes doigts de bandelettes. Puis elle se remit à chantonner comme si de rien n'était, la voix un peu plus douce toutefois.

    « Che nel pensier rinova la paura !
    Tant’ è amara, che poco è piú morte...
     »



    C'est à peu près dans cette même période que je me mis à boire du café. C'était mon ancienne gouvernante qui me le préparait – je ne savais pas le faire à l'époque. Goût très amer. Je tordais la bouche et elle rajoutait du lait et du sucre. Quand j'eus enfin la taille requise pour attraper le pot à grains sans avoir à grimper sur une chaise, je me déclarai assez grand pour boire le café noir. Après tout, c'était comme ça que mon père le buvait. On s'y faisait vite.
    Ma mère était horrifiée, au début, mais elle s'y était habituée. Mon père s'en moquait comme d'une guigne – tant que j'exerçais toujours mon violon, je pouvais faire ce que je voulais. Mina aimait l'odeur du café. Silvio détestait ça. Alceus avait ricané et c'était tout. Moi, du moment que l'effet escompté était obtenu, je me fichais pas mal du reste.
    J'avais des notes dans ma tête, toute la journée. Voilà des années que j'attendais d'être assez doué, apprenais mon solfège et travaillais ma technique, pour pouvoir enfin les écrire sur papier. Mais les notes étaient capricieuses, elles allaient et venaient à n'importe quelle heure, même la nuit. Surtout la nuit.
    J'avalai un nouvelle gorgée brûlante et me remis à gratter fébrilement des notes sur le papier, à la lueur de la chandelle. M'endormir sur ma plume n'aurait pas été très professionnel.
    Je composai ainsi ma toute première sinfonia. Un petit mouvement gentillet, en somme. Mais j'étais fier. Je décidai de l'appeler Caffè.



    Toute sa famille le surnommait à présent l'Épouvantail parce qu'il était constamment débraillé. Oubliant le veston, chemise souvent hors du pantalon, manches retroussées, ruban détaché sur le col, et pour couronner le tout, la plupart du temps décoiffé. Mais il devait être franchement bien foutu, sinon. Seulement treize ans et déjà des dizaines de prétendantes.
    Ce jour-là, Primo le Magnifique était allongé dans l'herbe du jardin, la tête sur les genoux d'une jeune fille, ses jambes croisés, deux autres l'encadrant de chaque côté. Je connaissais la première depuis la petite enfance, elle avait des cheveux noirs et de grands yeux noisettes, aimait les jeux en tout genre et s'appelait Rosalina. Les deux autres étaient sœurs, sans cesse en compétition pour tout et n'importe quoi, danseuses hors paires; Sonia et Annabella. Mais tout le monde s'en fiche. J'étais là, à me faire dorloter tranquillement, lorsqu'une poigne de fer me saisit par le col brusquement. J'ouvris les yeux pour tomber nez à nez avec Silvio. Il n'avait pas l'air très content.

    « T'es encore en retard, crétin. »

    Des piaillements aigus – je l'admets avec honte, un cri fluté m'échappa aussi – s'élevèrent autour de moi pour protester tandis qu'il me traînait littéralement à sa suite. C'est que Silvio était plutôt violent quand il s'y mettait.

    « Mais pourquoi ?! Mina et toi, vous n'avez appris que les bases ! » je gesticulai, tentai pour la énième fois de le convaincre faute de ne pas réussir à me dégager: « Allez quoi, s'il te plait ! Dis à Père que tu ne m'as pas trouvé ! Pitié, Silvio !
    - Et puis quoi encore. Tu vas y aller, un point c'est tout. Nous, on n'est pas musiciens, on ne fera certainement pas la messe. Ça ne nous sert à rien de connaître plus en avant le latin.
    - Mais j'aime pas ça ! Je ferai jamais la messe ! Pourquoi j'ai cours avec Alceus ? Laisse-moi partir ! »

    En vain, il me ramena à la demeure familiale en silence, interrompant seulement parfois ma tirade par des bougonnement - il en avait marre de m'entendre brailler, d'avoir à être sur mon dos, de jouer les gardes-mioches, de me voir badiner avec les filles, gnagnagna. Père ne prit même pas la peine de me refaire le sermon quand Silvio m'amena devant lui. Il désigna avec lassitude ma chaise, à côté de la table de cet abruti d'Alceus. Celui-ci passa sa langue sur ses lèvres en souriant narquoisement et se pencha de nouveau sur ses livrets. Je m'assis à ma place et pris ma plume en main. L'ennui reprenait. Et avec lui, l'intense envie de dormir. Il faudrait que je me détache de cette habitude de travailler la nuit. Je n'aurais jamais dû goûter au café.

    « Primo ! » Pitié Seigneur, je ne demandais pas grand chose, juste à somnoler un peu. « Répète ce que je viens de dire sur la fonction de l'anaphorique dans la phrase.
    - Heu, je... » Je me faisais de plus en plus petit à mesure que le regard de mon père se faisait sévère. « Je... n'ai pas bien entendu, Père ? »

    Il soupira une nouvelle fois: « Primo. Tu as du talent, c'est indéniable. Mais ça ne sert à rien si tu n'écoutes pas les autres cours ou si tu n'apprends pas tes leçons.
    - Mais je...-
    - Tu devrais prendre un peu plus exemple sur Alceus. »

    Je grinçai des dents et lançai un regard haineux au concerné. Alceus souriait tranquillement, comme s'il était supérieur à tout cela. Un juron étouffé. Je me levai brutalement et quittai la pièce en ignorant le énième soupir résigné de mon père et le ricanement d'Alceus.

    Je regagnai le parc à grandes enjambées, empruntant l'allée principale. Le soleil était radieux. D'un coup de pied rageur, un pauvre caillou fut propulsé bien des mètres plus loin.
    Pour qui se prenaient-ils ?! Ce n'était pas en imitant un demeuré que...
    Je me tournai d'un bloc vers le manoir, bâtisse blanche imposante trônant au bout de l'allée, et hurlai, serrant les poings:

    « Primo n'a de leçon à recevoir de personne ! IL SUIT SON PROPRE ET UNIQUE EXEMPLE ! »

    Puis je tournai à nouveau le dos à la demeure, vaguement soulagé même si in-entendu. Et je me stoppai net. Sur l'allée de graviers blancs, à quelques pas de moi, se tenait Rosalina. Je la regardai sans un mot. Elle dit simplement:

    « Annabella et Sonia sont retournées au salon, auprès de leur mère. Qu'est-ce que t'as ? »

    J'avais oublié que Rosa était enfant de domestique, contrairement aux deux autres. Elle était la fille de mon ancienne Gouvernante.

    « Moi ? Rien du tout. Je vais bien. » Une idée me venait dans un sourire. « Dis, Rosa. Ça te dit pas de m'aider à attraper des sauterelles ? »



    L'argent et la porcelaine s'entrechoquaient doucement, accompagnant le clapotement du potage bu en silence. Le repas était comme un repas de tous les jours. Antonio et Anna-Maria à chaque bout de table. Alceus sur un bord, à côté de Mina. Face à elle, Primo, à gauche de Silvio.
    Primo s'était dépêché de finir sa soupe – s'ébouillantant discrètement au passage – pour réfléchir tranquillement à la façon dont il devait s'y prendre. Mina le dévisageait, un peu inquiète de le voir s'étouffer en avalant trop vite. Mais il se reprit bien vite, se saisissant de sa serviette de table pour essuyer les coins de sa bouche comme à chaque fin de repas, visage neutre.
    Comment aborder le sujet ? Quelle était la façon la plus délicate d'annoncer cela ? Après avoir longuement tapoté son talon contre le pied de sa chaise – sous le regard assassin de Silvio – il opta pour une manière douce, simple et sans complication: le directe.

    « Père, Mère. Je vais quitter la maison, seul. »

    Le silence accueillit ma déclaration. L'argent et la porcelaine, même, se turent. Si j'avais pu sortir de table pour faire ma valise directement, ç'aurait été parfait. Mais bon, rien n'est aussi simple; je me préparai déjà à cueillir le débat.
    Ma mère, comme je m'y étais attendu, réagit la première: Je n'étais encore qu'un enfant !
    J'allais sur mes dix-sept ans, j'étais presque adulte, tout de même; et puis je faisais déjà preuve d'une maturité exemplaire – Silvio m'envoya une petite claque à l'arrière du crâne.
    Les piaillements de ma mère continuaient: Je ne pourrai jamais survivre tout seul ! S'il n'y avait personne pour s'occuper de moi, je serais déjà mort en oubliant de manger !
    Oui, bon, désormais il me suffirait de regarder l'heure quand je jouerai du violon, et de ne plus carburer seulement au café, voilà tout.
    Et mon hygiène, avais-je seulement pensé à mon hygiène de vie ? Rah, Mère, je n'ai plus cinq ans !
    Pour aller où, et pourquoi ?
    C'était mon père qui avait parlé, calmement – enfin une question intelligente. J'avais des centaines de choses à répondre.
    Pour jouer, pour apprendre tout ce qu'il y a à apprendre sur la musique ailleurs qu'en Italie. Pour voir le Monde et lui montrer mon Art en retour. Pour tirer mon inspiration de mes voyages. Pour gagner ma vie sans avoir à me cloîtrer au service de quiconque. Pour apprendre ce qu'est la vraie vie. Je veux voir Paris.
    Paris ! Et pourquoi pas Versailles ! Aucune Cour n'est plus dangereuse que celle de Paris, aucune ville n'est plus malfamée ! Encore ma mère qui la ramenait.
    Combien de fois lui avais-je rappelé que les Duels d'Honneur étaient désormais interdits au Royaume de France ? Et puis, Paris, recelant de philosophes et d'artistes, Paris, Capitale du Monde ! Mon père mit fin au débat qui tournait à la leçon d'histoire.

    « Ta mère et moi allons y réfléchir. »

    Je sentis que c'était le moment où il fallait insister. Comme on dit, il faut battre le fer tant qu'il est encore chaud. Si je laissais filer l'occasion, Antonio pourrait se laisser influencer par l'inquiétude de ma mère.

    « Tout est déjà réfléchi. Je prends un fiacre à la fin de la semaine. »

    Il fit silence quelques secondes, et, enfin, mon salut: « Bien. »



Dernière édition par Primo le Dim 6 Fév - 15:46, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Primo ~ Ad vitam æternam   Primo ~ Ad vitam æternam EmptyDim 6 Fév - 14:57


    Il y avait déjà deux personnes, dans la voiture. Un couple discret et assez âgé, qui se rendait voir de la famille dans les Alpes. Nous nous en tînmes aux strictes politesses. Histoires de ne pas les déranger, je ne jouais que pendant les pauses entrecoupant le voyage, lorsqu'il fallait nourrir et faire reposer les chevaux; ou lorsque nous nous arrêtions dans des auberges de passage pour nous réapprovisionner et dormir dans de vrais lits. Mon père avait déjà réglé d'avance tous mes frais de voyage jusqu'à Paris. Ensuite seulement, je me débrouillerai.
    Quand la route devenait trop monotone, je montai m'installer aux côtés du chauffeur. Il aimait bien discuter – il faut dire qu'il manquait toujours de compagnie. Je ne me souviens plus de son visage, si ce n'est des cernes qui creusaient ses joues.
    Le voyage ne devint intéressant qu'à Turin. Alors que nous nous apprêtions à repartir, à l'aube, un nouveau passager nous rejoignit.
    Monsieur le Duc de Novara, Lisandro Lorenzo Giovanni de Novara – qui se faisait connaître de tous sous le nom de Léandre, à la française. Il se rendait lui aussi à Paris, où il avait une résidence secondaire.
    La présence d'un Noble dans ce modeste fiacre, et non dans une voiture privée, me surprit tout d'abord. Mais plus je l'examinais, plus je trouvais le nouvel arrivant étrange. Ses cheveux, d'un blond très pâle, tombaient presque sur ses épaules sans qu'il ne daigne pour autant les attacher; il mettait beaucoup de khôl pour cercler ses yeux bruns, comme ces artistes arabes des rues. Avant même qu'il n'ouvre la bouche pour se présenter, je l'aimais bien, étonnant marginal qu'il était.
    Un soir, alors que nous nous étions arrêtés à une auberge près de la frontière italienne: « Qu'est-ce que tu bois ? »

    Nous parlions couramment français tous deux, mais il s'était adressé à moi en italien. Le langage peu châtié, dans la bouche d'un Noble, me sembla paradoxalement poétique. Il désignait la tasse près de mon étui, à côté de mes pieds posés sur la table pendant que je lustrais mon violon.

    « Café. » répondis-je simplement, sans cesser de le fixer.

    Un ricanement, comme du cristal. De la poche interne de son veston, il sortit un petit flacon masqué de tissus qu'il déboucha dans un éclat sec. « Goûte-moi ça, mon mignon, on verra si tu regardes toujours ton café de la même manière. »

    Remettant mes pieds sous la table, je considérai la proposition quelques secondes avant de me saisir de la fiole sans un mot. Léandre me jaugeait du regard. Je portai le récipient à mes lèvres, avalai une grosse gorgée, le regrettai presque aussitôt – si je m'étais douté qu'il s'agissait d'alcool, je ne pensais pas que c'était un véritable tord-boyaux. Il me tapota gentiment le dos alors que j'agonisais, la gorge brûlante, sur la table.
    Bon Dieu, que je vénérais ce type.
    Son assurance, son charisme, sa capacité à transformer la débauche en luxe, la vulgarité en beauté, la perversion en art – l'olympe m'aurait proposé l'ambroisie et lui un simple verre de vin que je n'aurais pas hésité une seule seconde sur le choix à faire. L'admiration même. Je crois que c'est à cause de ça que je faisais à peu près tout ce qu'il me disait de faire, d'ailleurs.
    Je crois bien qu'il m'appréciait aussi. Il ne cessait de me faire des présents chaque fois qu'il en avait l'occasion. Je conserve encore précieusement sa montre à gousset personnelle et l'épais cahier à partitions qu'il m'avait offert pour mes dix-huit ans.
    Nous ne cessions de discuter. Encore plus une fois la barrière des Alpes franchie et le vieux couple arrivé à destination. Léandre paya un supplément au chauffeur pour qu'il ne ramasse plus d'autres passagers jusqu'à Paris.
    Paris, aussi belle que je me l'étais imaginée. Les maisons à colombages, d'un blanc nacré au soleil ou d'un gris pâle quand il pleuviotait, semblaient concises, coquettes; et pourtant elles surplombaient les dalles des rues étroites et le caniveau centrale de façon majestueuse. Il y avait ces rues animées, emplies de chanteurs ou danseurs des rues, côtoyées par les rues putrides des mendiants, et un peu plus loin, les quartiers chics, balayés par les traînes des demoiselles. Trois Paris différentes que j'avais pu découvrir aux côtés de Léandre.
    Je me demandais toujours comment Léandre pouvait mêler le luxe de son niveau de vie à ses sordides grivoiseries. Il y arrivait fort aisément. Lorsque nous arrivâmes à Paris, il m'invita à loger chez lui: vaste demeure, claire, propre, décorée de dorures et de bouquets fraichement cueillis – il m'expliqua qu'on s'occupait toujours de garder entretenus ses appartements, de sorte qu'il pouvait y revenir quand il le souhaitait sans prévenir qui que ce soit. Il m'emmenait à des réceptions de la Haute, et c'était sans doute la première fois que j'y allais non pas comme musicien mais comme invité de marque. Tout en délectant notre champagne, paradant comme des coqs, nous nous amusions à rembarrer tous ceux qui ne nous plaisaient pas – c'est à dire beaucoup de personnes. La gente féminine était mieux traitée lorsqu'elle nous abordait, du fait que j'avais appris à toujours me montrer galant; mais Léandre, lui, s'amusait à tester les capacités de réflexion des Damoiselles en ne se moquant d'elles que par sous-entendus. Sa réputation était perpétuellement en chute libre, alors il s'en fichait. Il disait qu'on l'invitait la plupart du temps pour cela – parce que le vice était à la mode, à Paris.    
    Et à côté de ça, après les soirées mondaines, il aimait bien nous traîner déjà à moitié soûl vers les lieux les plus dissolus de la ville, histoire de s'enivrer plus encore. Je ne sais pas si ça tient du miracle ou de la chance quasi-systématique de Léandre, mais toujours est-il que même chantant à tue-tête bras dessus, bras dessous, gorgés de vins et d'argent dans nos habits de luxe, jamais nous ne nous sommes fait dépouiller par des voleurs. C'est dingue, j'ai beaucoup moins de chance depuis le départ de Léandre.
    Car mes premières semaines à Paris furent de toute beauté, ça oui, mais il faut bien une fin à toutes les bonnes choses. Après une douce période de frivolités, où je ne faisais plus qu'improviser sur mon violon sans vraiment composer sérieusement, où l'alcool avait remplacé mon habituel café, où les jeux chassaient de mes pensées le but premier de mon voyage – et où Léandre avait voilé d'un seul geste le souvenir de ma famille en Italie – je dus à nouveau faire face à la réalité brute.

    « Jouons au Roi du Silence, Primo.
    - Qu'est-ce que c'est ? »

    Contre toute attente, Léandre adorait jouer – parfois, on n'avait pas l'impression qu'il avait atteint ses vingt-cinq ans. Il adorait d'autant plus jouer qu'il me laminait à chaque fois. Je ne vous raconte pas le nombre de gages que le pauvre Primo a écopé – ça prendrait une page de plus pour tous les énoncer.
    Nous étions au salon, déjà ennuyés de la partie d'échec qui se déroulaient de plus en plus lentement. Assis en tailleur par terre sur des coussins, j'observai Léandre, allongé sur le dos (il avait joué la moitié de la partie comme ça, en plaçant les pions par dessus sa tête) et malmenant une pauvre Tour blanche. Il se retourna sur le ventre et me regarda malicieusement:

    « Je suis le Roi. Tu ne dois pas parler ou essayer de répondre à ce que je te dis. Pimentons un peu le jeu: chaque fois que tu parles, tu as un gage. Hum... Disons, un verre par mot. »

    Je hochai la tête, sans répondre – il aurait été capable de m'annoncer que le jeu avait déjà commencé. Il plaça enfin sa Tour. J'avançai mollement un Pion en réponse. Au bout d'un moment, il me lança, sans cesser de fixer le plateau de jeu:

    « Je vais partir.
    - Où ?
    - Perdu. Tu as déjà un verre. »

    Je me gifle mentalement d'être aussi idiot et pince les lèvres.

    « Je dois rentrer en Italie. » Je relève vivement la tête. « Pas le choix. La fille à qui je suis promis vient d'avoir treize ans, je dois rentrer l'épouser. » Il ricane avec légèreté et me fixe un court instant: « Je ne l'ai jamais vue. Je suis sûr que je vais avoir droit à un laideron.
    - Mais...
    - Deux verres, mon mignon. » Je sers les poings. « On me demande de prendre le premier fiacre pour Novara. Je pense que je vais réserver une voiture personnelle cette fois, je n'ai pas vraiment envie de faire de nouvelles connaissances. Je ne rencontrerai surement personne d'aussi intéressant que toi désormais. » Soupire. Je crache « Ordure.
    - Allons, allons, n'interromps pas mon éloge avec tes vulgarités. Trois verres. Tu sais, je n'ai pas le choix. Mes parents me déshériteront. » Son regard se fait fuyant de nouveau – moi, je suis en train de lui balancer les pires insultes à la figure, mentalement. « Ne me regarde pas comme ça, Primo, je n'y suis pour rien. J'aimerai rester encore à Paris, mais ce sera impossible si mes parents me coupent les vivres. Je dois retourner à Novara au moins pour le mariage. » Ça veut dire que tu planteras ta femme pour revenir à Paris, après le mariage ? « Bien sûr, je n'épouse pas n'importe qui. Le Seigneur de Milan ne sera pas très content si je délaisse trop sa fille. Je ne pourrai revenir que de temps en temps à Paris. Mais je peux te laisser l'appartement, si tu veux, et... Aïe, Primo, ces Pions sont en ivoires ! Ça fait mal ! D'accord, d'accord, j'ai compris. Je savais bien que ça ne te plairait pas de te laisser entretenir. Que dirais-tu de rentrer avec moi, alors ? »

    Je le mitraille du regard. Impossible. J'ai quitté Asti pour faire quelque chose de ma vie. Et jusqu'à présent, je n'ai rien fait, justement. Les visages de Silvio et Mina m'apparaissent en pensées, pour la première fois depuis longtemps. Retourner en Italie sans avoir rien accompli serait me parjurer.

    « Bien... Je devine que c'est non. » Il s'assoit, dos à moi, et croise les jambes. Passe un nouveau silence commandité par le Roi. Puis il lance, doucement: « Tu m'écriras quand même ?
    - Crève.
    - Quatre verres. »

    Je me lève et quitte la pièce.
    Je suis d'abord tenté d'aller m'enfermer pour jouer du violon. Mais finalement, mes pas me conduisent dans l'entrée, où je demande mon manteau avant de sortir de la maison. Ce que je ne prévoyais être qu'une simple promenade de nuit s'éternisa dans un hôtel de passe pendant quelques jours. Quand le contenu de mes poches fut entièrement disséminé, je retournai à l'appartement de Léandre. Il avait demandé aux domestiques de me le laisser accessible. Je m'en étais douté.
    Lisandro de Novara était déjà parti.
    Je rassemblai mes affaires, le restant de mon argent, refis mes bagages. Violon sur le dos, je quittai les lieux pour la dernière fois.      


    Et quoi ? Hein, quoi, maintenant ? Je n'avais plus qu'à m'enfiler ces quatre verres et espérer me noyer dedans ? C'est bien ce que tu attendais, Léandre ? A moins que tu ne le veuilles pas. A moins que tu t'en moques. Bien. Très bien. Si tu penses que je vais profiter de ton absence pour me défiler, tu te trompes. Tu vois, Léandre, j'ai bu le quatrième verre, j'ai fait comme promis. Je tiens toujours mes promesses. Et tiens, je vais même en commander un cinquième. Et un sixième, pourquoi pas ? Tu t'y attendais pas à celle là, hein ? Crétin.


    Les murs tournoyaient dangereusement devant ses yeux – quand une espèce de voile noire ne venait pas censurer de longues parties de sa soirée. De manière psychédélique, les couleurs se mélangeaient, et de nombreuses fois, il ne sut discerner le dessus du dessous de la table, l'envers et l'endroit du verre vidé bien trop rapidement à son goût. Tout cela allait trop vite, le tournis le prit, il plaqua ses mains devant sa bouche en écarquillant les yeux. Il aurait bien aimé courir dehors mais sans savoir pourquoi, il n'y arrivait pas. Un poids lui compressait la poitrine en l'empêchant de se relever. Suite à une longue réflexion, il comprit que c'était simplement à cause d'une fille assise à califourchon sur lui. Qu'est-ce qu'elle foutait là, cette gourde? Il la repoussa brusquement, elle tomba de plus haut qu'il ne l'aurait cru – apparemment, ils étaient perchés sur une table – mais il ne s'en soucia pas le moins du monde, trop occupé qu'il était à courir vers la porte sans cesser de se couvrir la bouche. Il se sentit mieux après avoir vomi tout son soûl dans le caniveau. La terre semblait tourner un peu moins vite.
    Pourtant, quand Primo revint à l'intérieur de la taverne, prêt à embrasser avec joie le goulot d'une nouvelle bouteille, il percuta de plein fouet un torse large et musclé qui empestait la sueur.

    « C'est lui, Lucile ? » fit une voix grave.

    Un poing épais vint me choper par le col, me soulevant d'une bonne dizaine de centimètres. Apparue dans mon champs de vision, une jolie rousse aux boucles décoiffées, empêtrée dans des jupons trop larges pour sa taille fine. Elle avait les oreilles légèrement décollée. Je la reconnus comme étant l'inconnue qui m'écrasait quelques minutes plus tôt sur la table, celle que j'avais poussée sans ménagement.

    « Oui. C'est lui qui m'a fait tomber, Henri. J'ai mal au dos comme pas possible maintenant. » Lèvres pincées et joue colorées, elle se tourna vers moi, mains sur les hanches. « Tu vas payer pour ça, mon chou. Vas-y, Henri, fous lui une raclée.
    - He, mon vieux, on peut régler ça de manière civili- »

    Un crochet du droit m'envoya valser quelques mètres plus loin. Ouch. J'avais encore le tournis, et l'arrière-goût écœurant dans ma gorge se mêla à celui du sang. Je me relevai péniblement en m'appuyant sur une table, sous le regard des spectateurs alentours, et déjà, l'autre s'approchait en faisant craquer ses jointures. Je lui lançai un regard noir.
    Sans même réfléchir, je me saisis d'une bouteille sur la table et violemment, je l'éclatai sur le rebord du meuble. J'étais de mauvaise humeur, je voulais qu'on me foute la paix, mais on voyait que l'alcool non plus ne jouait pas un petit rôle dans ma soudaine témérité. Quelques filles crièrent. Tenant par le tesson la bouteille cassée, je brandis mon arme improvisée avec un rire triomphant et un regard impétueux, accompagnant l'aura machiavélique qui émanait de la scène:

    « Tu veux te battre, le gorille ? Tu veux ?! AMENE TA SALE TRONCHE, ORDU- »

    Et Primo, qui était pourtant déchainé, fut pris en traître et mis hors d'état de nuire par un coup féroce  à l'arrière du crâne. Sans lâcher la bouteille, il s'écroula en avant et fut englouti par le brouillard.


    J'eus un mal de chien à ouvrir les yeux. Ma tête m'élançait cruellement et il y avait comme quelque chose de poisseux et froid qui recouvrait une partie de mon visage. Il me sembla être allongé dans un lit inconfortable aux draps rêches. C'est lorsque j'entendis chantonner que j'ouvris les paupières dans un gémissement. La lumière du jour était éblouissante.

    « Pitié, la feeerme... Ma tête...
    - Oh ! Le cadavre à parlé, le cadavre est vivant !
    - … Hein ? » Je tournai la tête, pour tomber face-à-face avec (non ? si !) la roussette folle-dingue. Elle tenait un linge et une bassine d'eau à la main. « AAAAAAAAAAAAAAAAH ! »

    Je vous avais dit que j'étais sensible au réveil. Je m'éjectai du matelas à la vitesse éclaire et me réfugiai dans le couloir entre le lit et le mur. Nous étions dans une chambre propre bien que petite, lumineuse bien que sous les toits. La fille regarda derrière elle, un peu surprise: « Hein ? Quoi ? De quoi as-tu peur comme ça ?
    - C'est de toi que je me planque, espèce de timbrée ! Où je suis, là ? Il est où, ton copain gorille ? Vous m'avez gardé en vie pour me faire la peau, c'est ça ?! »

    Elle ne bougea pas, me lança juste tranquillement: « Tu devrais te recoucher, tu sais, à gesticuler comme ça tu risques de rouvrir ta cicatrice. »

    Double choc. « Ma cica... Ma cica-quoi ?
    - Sur la joue. Quand je t'ai assommé avec la poêle,  hier, tu es tombé en avant, sur la bouteille que tu venais de casser. C'était pas joli-joli à voir. T'as eu de la chance de pas te crever un œil. »

    Je pris soudain conscience du bandage humide sur mon visage. Évidemment comme par hasard, c'est à ce moment là que la douleur se manifesta brutalement, ma joue droite m'élança. J'écarquillai les yeux et portai ma main à ma tête. Horreur.

    « Mon-mon-mon visage ! Mon Dieu, mon visage ! Je suis défiguré ! Je suis-
    - Oh, tais-toi s'il te plait. Je culpabilise déjà suffisamment comme ça. Recouche-toi, je dois changer ton bandage. »

    Elle fit mine de s'approcher. Je mis instinctivement mes bras en croix devant moi en criant: « Arrière, sorcière ! Ne m'approche pas ! »
    Sans bouger, elle me dévisagea un moment puis haussa les épaules. « Comme tu veux. » Elle posa la bassine sur la coiffeuse, à l'autre bout de la pièce. « Recouche-toi, maintenant. De toute façon, tu ne sais même pas où sont tes affaires, alors ça ne servirait à rien de faire quoi que ce soit d'autre. »

    Elle marquait un point. En silence, j'attendis qu'elle sorte de la chambre, toujours à l'abri dans le couloir du lit, avant de me lever pour aller vers la coiffeuse.
    Mon reflet me regarda avec suspicion, puis grimaça de douleur quand j'appuyai un doigt sur le linge qui me couvrait la moitié du visage. J'écartai quelques mèches de cheveux noirs et lentement, ôtai le bandage. Une balafre rouge et encore légèrement sanguinolente traversait mon visage, du haut du front jusqu'au bas de la joue droite.
    Je poussai un gémissement plaintif.    
    Primo se jura alors, sur son propre violon et sur sa vie, de ne plus jamais boire jusqu'à en être soûl.


    « Alors comme ça, tu es musicien ?
    - En fait, je me trimballe un violon dès fois que j'aurais besoin de bois pour le feu, tu vois. C'est pour ça que je te demande d'aller me le chercher, il est plutôt précieux. »

    Je fis mine de regarder mes ongles, allongé sur le lit. A demi-enveloppé dans une serviette, je venais de sortir du bain et attendais qu'on m'apporte mes vêtements de rechange, normalement fraichement lavés eux aussi. On peut dire que j'étais aux petits soins. J'avais finalement accepté de me laisser soigner et héberger le temps que ma blessure cicatrise totalement. En guise de dédommagement et intérêt, quoi. Derrière le paravent, Lucile faisait glisser un corset par dessus sa robe bouffante.

    « Haha. C'est bon, je voulais juste faire la conversation. Si t'es pas content, je laisse ton violon là où il est, au milieu des poivrots.
    - Oh, Lucile, ma douce Lucile, charmante enfant.
    - C'est ça. »  

    Je la vis s'asseoir et ne devenir plus qu'une ombre derrière les cloisons de tissus. Sans doute enfilait-elle ses bas résilles.
    Anciennement fille de joie et danseuse de ce qu'on appelait, à Paris, la Cour des Miracles, elle et toutes les crasses qui peuplaient ces quartiers furent chassés et éparpillés dans la ville. L'ordre qu'avait la Garde était « Que les douze derniers soient pendus ou envoyés aux galères. », aussi, tous fuirent sans demander leurs reste. Pourtant, la Cour se reconstitua presque aussitôt après – à croire qu'elle était increvable. Mais Lucile avait déjà retrouvé un travail, un logement, une vie honnête. Elle attacha ses cheveux, versa quelques larmes et tourna pour toujours le dos à ces faux orphelins dissimulant un poignard sous leurs oripeaux, avec qui elle avait grandi. Désormais petite marchande d'illusions au Cabaret de l'Écu d'Argent, son rôle était d'attirer la clientèle de quelques pas de danses et mouvements virevoltants de jupons.
    Elle s'apprêtait à reprendre son service, quelques étages plus bas. Les chambres sous les combles étaient réservées au personnel. Comme il y avait un clavecin (certes très vieux, mais un clavecin tout de même, quel luxe), j'accompagnai parfois la Contredanse, dans la salle. Je dus faire un effort de remémoration intense pour rejouer les morceaux endiablés et marginaux de Scarlatti que mon père s'était efforcé de me faire oublier. Fort heureusement, la partition de sa Sonate K.314 en Sol Majeur était là – c'est qu'on avait bon goût au Cabaret de Maître Henri. Le gorille, malgré ses apparences peu valorisantes quant à sa grâce naturelle et son immense bonté, était en vérité le Patron de Lucile et des autres danseuses. Après sa frappe monumentale, j'avais pris soin de l'éviter comme la peste. Mais je dû l'écouter cependant une fois, alors que son énorme poing me retenait par l'arrière du col lorsque j'avais déjà commencé à détaler comme un lapin à son approche. Il me mit simplement en garde d'une voix gutturale:

    « Écoute, le Balafré. Je tolère ta présence contre tes services au clavecin le temps que tu sois remis de ta blessure. Mais la moindre incartade, et je te jette dehors. Compris? On ne touche pas aux filles de la maison.
    - Adatto a te, Boss. »

    Sûrement ne comprenait-il pas l'italien, mais mon expression solennelle (et surtout impatiente de partir à l'autre bout de la pièce) le conforta dans son idée que je venais de lui jurer une retenue exemplaire. Quant à moi, je considérais que ce n'était pas vraiment mentir que de dire « A votre convenance » plutôt que « Je vous le jure », surtout quand l'incartade en question avait déjà été commise. Que diable, j'étais dans un logement peuplé de damoiselles, à quoi s'attendait-il ?
    Enfin, je fus tout de même mis à la porte après quelques discrètes semaines de batifolages. Je continue cependant à rendre visite à Lucile de temps en temps et à correspondre par lettres avec elle.
    Plusieurs semaines durant, alors que les premières neiges se mirent à tomber sur Paris, mes réserves d'argent s'amenuisant toujours, j'errais d'hôtel en hôtel, puis d'auberge en auberge – bizarrement la qualité de mes logements décroissait en même temps que mon argent. Jusqu'à la dilapidation totale.


    L'homme portait une tenue en satin rouge et noir. Il était jeune, sombre, avec un bleu tournant au noir-jaunâtre trônant sur le haut de sa pommette saillante. D'une main, il tenait le long bâton en ébène et au pommeau d'ivoire qui caractérisait son métier. De l'autre, une feuille de papier.
    Environ trente-trois fois, je relus d'un œil vitreux la même ligne de ce même document vaguement froissé. Trois fleurs de Lys siégeaient fièrement en tête des paragraphes encrés, tout comme elles étaient brodées sur l'épaule de l'homme. Je retenais mon souffle. 146 Louis d'Or, ça avait l'air de faire beaucoup de cafés à deux écus.
    Et Primo était de nouveau plongé jusqu'au cou dans quelque chose de peu ragoutant.
    Ayant posé son bâton sur la table, l'huissier sirotait lentement son vin rouge, sans me lâcher des yeux. Autour de nous, la clientèle de la taverne le fixait de ce regard malsain qu'ont tous les gens pour celui qui extirpe l'argent des poches. Ça l'affichait mal de fréquenter un tel type. Mais bon, il me payait la boisson alors je me devais bien de lui faire plaisir et d'écouter ce qu'il avait à me dire.

    « Vous pouvez constater, Monsieur, que votre endettement n'est pas des moindres. »

    En réfléchissant bien, on pouvait aisément faire le lien entre au moins 100 Louis de dette accumulés par ci par là et la petite vie confortable et largement au dessus de mes moyens que je me payais depuis le départ de Léandre. Mais d'où ils sortaient, les 46 Louis de plus ? Ça peut proliférer comment, une dette ?

    « Il semble que vous ayez été mis à la porte plus d'une fois à cause d'un non respect du délai de payement. Et puis, ... »

    Quand il parle, il a cette manie d'adoucir sa voix. On aurait pu croire qu'il parlait d'une imprévisibilité fâcheuse de la météo. D'ailleurs, dehors la neige s'était mue en une gadoue grisâtre et détrempée. C'était regrettable. Imaginez que par un malencontreux accident, ce cher huissier glisse et se rétame méchamment contre les pavés ? Il pourrait même ne pas s'en sortir indem-

    « Monsieur, vous m'écoutez j'espère.
    - Bien sur, je bois vos paroles.
    - J'étais en train de vous signaler que si vous ne trouviez pas un moyen immédiat de rembourser vos dettes, je devrais vous confisquer vos biens. »

    Biens ? Quels biens ? Tout ce que j'ai sur moi en ce moment même, ce sont mes frusques et mes effets personnels. L'huissier m'observe encore sévèrement. Hors de question de me désaper. Il a vu le temps au moins ?

    « Vous pourriez être plus clair ?
    - Vous êtes musicien, monsieur. Je parle de votre instrument. C'est bien la seule chose coûteuse que vous sembliez posséder. »
     
    Mon violon ? Mon violon ? Qu'est-ce qu'il irait foutre entre les mains de ces rustres complètement incultes de l'État ? Comme si le Grand Musicien et Compositeur Primo Andrei Orlandi Feliciano allait leur abandonner son art !

    « Pardon ? Je n'entends pas ce que vous dites, Monsieur.
    - Je vous dis que, sauf votre Royal Respect, Monsieur l'huissier, je ne peux accéder à votre requête. »

    Bon certes, intérieurement, je lui gueule en italien moult choses beaucoup moins poétiques ou respectueuses.
    Primo se leva, dans toute sa classe et sa splendeur naturelle, et attrapa sa veste pour la jeter sur son épaule. D'un regard hautain, il toisa l'huissier qui se levait à son tour, paumes contre table. Il semblait enrager:

    « Je suis au service du Roi. Vous me devez respect, obéissance et soumission.
    - Eh bien. Je comprends le pourquoi de votre coquart, si vous parlez comme ça à tous vos débiteurs.
    - Monsieur. Vous n'êtes pourtant pas sans savoir que si vous ne payez pas vos dettes d'ici peu, c'est la prison qui vous attend. »

    Oulaah, c'est pas très drôle cette histoire. Je me demande comment j'annoncerai ça à Mina, si j'étais envoyé en prison. Je décide de gagner du temps.

    « C'est bon, vous l'aurez, votre argent. D'ici une semaine, avec un peu de chance. Quelqu'un m'a passée une commande pour 150 Louis d'Or. »

    Je lance un sourire charmeur: quitte a mentir, autant mentir comme il faut et jusqu'au bout. Il répond par un regard suspicieux. Je crois qu'il est temps de décamper en vitesse du sol Français.


Dernière édition par Primo le Mar 1 Oct - 23:34, édité 5 fois
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MessageSujet: Re: Primo ~ Ad vitam æternam   Primo ~ Ad vitam æternam EmptyDim 6 Fév - 15:02


    Chère Mina,
    Tu me demandais des nouvelles de moi, c'est chose faite. Excuse moi de n'avoir pu t'écrire plus tôt.
    Mon voyage en France fut quelque peu écourté car mouvementé. Je ne garderai pas de Paris un très bon souvenir. Vois-tu, il y a des gens louches qui commencent à me rôder autour – je pense qu'ils ont l'intention de me soutirer de l'argent. Bien sur, un nouvel ami très intéressé par ma condition financière proposait de m'envoyer gracieusement dans un endroit fabuleux, où j'aurai été nourri logé et blanchi – mais avec une liberté de mouvement quelque peu restreinte. J'ai refusé ses bons soins et ai décidé de partir au plus tôt du Royaume de France.
    Ça devient risqué d'y vivre, comme tu peux le voir. D'ailleurs, Mère avait surement raison, tout est dangereux à Paris: par exemple dernièrement, lors d'une partie gentillette de colin-maillard sur les bords de la Seine, je suis tombé à l'eau et me suis blessé sur un rocher. Maintenant, j'ai une petite cicatrice sur le visage, rien de bien grave – même si on le surnomme le Balafré, ton frère Primo est toujours aussi beau, rassure-toi.
    Bref, à présent j'ai décidé d'aller tenter ma chance vers l'Angleterre. Je prévois de m'installer dans un endroit tranquille pour composer ma musique et m'imposer le plus rapidement possible. Je continuerai à t'envoyer de mes nouvelles.
    Je t'embrasse,
    Primo.



    Bagage en main, étui sur le dos, Primo descend de la passerelle du bateau sous les flocons de neige virevoltant. Le port est gris et sombre, il est assez tard. Il inspire profondément, ressert sa veste pour se protéger du froid et avance d'un pas ferme vers un petit groupe de marins.
    Dans un anglais-à-peu-près, je demande aux hommes s'ils pourraient m'indiquer une auberge, italienne si possible, et pas trop chère. Après quelques paroles et beaucoup de gestes, je les remercie et suis leurs indications jusqu'à me retrouver devant une bâtisse à l'aspect peu engageant. Une pancarte miteuse indique « 1 shilling le déjeuner - 3 £ la semaine ». Humpf, je n'en suis plus au point de faire le difficile non plus. Je pousse la porte.
    Immédiatement, l'air ambiant, les bruits et les odeurs m'enveloppent. Je traverse la salle animée – esquivant au passage un couple dansant la bergamasque – en direction du comptoir.
    La patronne est typique à la mamma italienne classique des petits villages. Des hanches larges sous un tablier taché, une poitrine opulente dans un décolleté de coton.

    « Buongiorno signorina. »

    Un sourire charmant. La Patronne fait les yeux ronds puis ouvre ses bras sur son énorme poitrine, en parlant très fort, en italien aussi:

    « Un petit gars de chez nous ! Ça alors, ça faisait longtemps qu'on n'avait pas vu de nouveaux Italiens par ici ! Alors, qu'est-ce qui t'amène ? »

    Je me penche sur le comptoir pour lui couler un regard de séducteur et me recoiffe avec une pseudo-désinvolture. Je souffle, souriant toujours :

    « L'aventure, Mamma. »

    Les femmes adorent ce genre de réponses bidons. Sérieusement. Elles disent que ça fait ''mystérieux'', et elles peuvent imaginer ce qu'elles veulent.

    « Oh ! C'est donc ça, ta vilaine cicatrice ? Quel casse-cou ! Tu dois mourir de faim et de fatigue, si tu viens de loin ! Viens là, trésor, j'ai une marmite de soupe qui n'attend que toi ! »

    Je vous l'avais bien dit.
    Me voilà maintenant logé en pension complète pour plusieurs jours, gratuitement. J'attrape mon violon, mes bagages, et suis la madone avec un sourire confiant.

    Certes, j'ignorais à ce moment là qu'elle s'avérerait plus lucide que je ne l'imaginais. Environ un mois après, elle comprit que je n'avais pas le moins du monde l'intention ni de payer ni de partir à l'aventure – je pense que c'est surtout ce dernier point qui lui aura brisé le cœur. Les femmes n'aiment pas qu'on détruise leurs idéal.
    C'est ainsi que votre Serviteur se retrouva littéralement jeté dehors, impitoyablement étalée face contre neige, comme vous avez pu le voir au tout début de cette histoire.
    Je n'avais plus qu'à trouver un nouveau logement pour la énième fois – pourquoi pas dans cet autre petit Royaume un peu plus en amont ?



    L'inconnu est entré il y a de ça quelques minutes. Les occupants de l'auberge lui ont jeté un regard rapide avant de retourner à leurs occupations. Mais le musicien Primo ne quitte pas des yeux le nouvel arrivant.
    Il me semble le connaître.
    Sa cape noire virevolte tandis qu'il approche à grandes enjambés du comptoir. Penché en avant, il passe commande d'un air hautain, puis repousse ses cheveux de son visage, se retourne vers la salle et attend. On lui apporte sa commande, mais il ne boit pas encore, pas tout de suite. Son regard se promène sur les clients avant de se perdre dans le vide. Il passe sa langue sur ses lèvres machinalement.
    Le geste m'évoque quelque chose.
    J'amène la tasse de café jusqu'alors inentamée à mes lèvres, et bois lentement sans cesser de le dévisager avec insistance. Tout en continuant à réfléchir sur son identité, je tapote contre la table, avec empressement, la plume avec laquelle j'écrivais une lettre pour Mina. Je le connais, je suis sûr que je le connais, je sais que je le connais, je-
    Il sent enfin le poids de mon regard et tourne brusquement la tête vers moi.
    Nous nous observons mutuellement, sans geste ni mot. Le moment se prolonge. Aussi vive qu'un serpent, le bout de sa langue glisse à nouveau sur ses lèvres.
    Le déclic se fait enfin dans mon esprit. Alceus.
    Au même moment, il paraît me reconnaître: ses lèvres s'étirent en un sourire indéfinissable, il rejette une fois de plus les mèches de cheveux noirs tombant sur son front et s'avance vers moi.

    « … C'est toi, Primo ?
    - Lui-même. » fis-je en haussant un sourcil. Il fait semblant d'être agréablement surpris – moi pas, ce n'est pas que je n'apprécie pas ces émouvantes retrouvailles, mais... bah elles ne me plaisent pas quand même quoi – et son sourire s'élargit. Il reprend, en italien: « C'est moi, Alceus ! Tu me reconnais ? »

    Bien sur que oui, crétin, tu penses que je t'observais pour le plaisir d'admirer ta tronche prétentieuse ?

    « Humm. Alceus, dites-vous ? … Ça ne me dit rien.
    - Mais si ! Ton cousin, qui prenait des cours de musique avec ton père !
    - J'ai de nombreux cousins. Et mon père beaucoup d'élèves. »

    Son ricanement ressemble à un grincement quand il me rafraîchit la mémoire, presque à contre cœur: « Tu ne te rappelles pas avoir transformé les partitions d'un des élèves en bateaux en papier pour la fontaine ?
    - Heuuu...
    - Ni même avoir mis des sauterelles dans son lit pendant son sommeil ?
    - Ah, peut-être bien que ça me dit quelque chose...
    - Ni même avoir remplacé l'infusion de son thé par l'eau de la gamelle du chien ? »

    Ah bon, j'ai fait ça ? Oh. Il n'aurait peut être pas dû le mériter... Pauvre Gaban, c'était un bon chien. Mais j'éprouve tout de même une grande fierté, tout à coup.
    Je décide de ne pas le faire languir d'avantage, par générosité – et parce que je commence à m'ennuyer. « Mais bien sur ! Alceus ! Comment ai-je pu t'oublier, vieux frère ? Le chien est mort, si ça peut te consoler. »

    Sans qu'il n'y soit invité, Alceus tire une chaise et s'installe à la tablée de sa grande idole Primo.

    « Alors Primo, toujours en quête d'une vie idéale ?
    - Et toi, toujours à languir en attendant qu'on te fasse une offre ? »

    Un point partout. Nous rions froidement. Mais une étincelle s'illumine dans le regard d'Alceus:

    « Eh bien, si tu veux tout savoir... » Pas vraiment, non, mais je me penche tout de même en avant quand il fait mine de vouloir me faire une confidence grandiose: « Je suis désormais Pianiste au service de l'Évêque de Turin.
    - Ah. Ne voulais-tu pas être chef d'orchestre ?
    - Avant, oui, mais l'Évêque apprécie trop mes talents au piano pour me laisser orchestrer plutôt que jouer.
    - Ah. Vraiment. Content pour toi.
    - Je l'accompagne en ce moment même, il est envoyé dans ce Royaume pour prêcher la bonne parole contre celle des Huguenots.
    - Ah.
    - Oh, mais serait-ce une partition que je vois là ? »

    Il désigne la lettre à Mina, toujours étalée devant moi et cachée par mon avant-bras. J'attrape vivement le papier et le retourne contre la table pour ne pas qu'il en voit d'avantage. Sans même réfléchir, je lance un sourire victorieux à mon tour: « On ne peut vraiment rien te cacher, à toi ! Eh bien, oui, c'est le nouveau chef-d'œuvre que je suis en train de composer. »

    Son regard se fait ironique, son sourire, sarcastique. D'une voix mielleuse, il répond: « Vraiment ? Voilà qui est fort bien. Très intéressant. » Ça crève les yeux qu'il ne me croit pas. Il se penche encore plus en avant, si c'est possible, et attrape le ruban défait qui entoure le col de ma chemise. Impassible, je le laisse faire mine de l'arranger tandis qu'il susurre: « Et comment s'appelle ce nouveau morceau dont je ne doute ni de l'existence, ni de la réussite immédiate ?
    - Heuu... La lettre à Mina.
    - Tiens donc. C'est donc un hommage à ta sœur – charmant. » Il lève les yeux vers moi, en resserrant le nœud du ruban d'un geste sec: « J'espère bien que ce morceau comporte du piano. Je n'aurai que trop d'honneur à l'interpréter, mon cher Primo.
    - C'est... un morceau pour orchestre de chambre. Cordes frottées et frappées.
    - Bien. Très bien. J'ai hâte de le jouer. »

    Il s'écarte enfin. C'est pas trop tôt – je ne peux pas supporter cette odeur d'eau de Cologne qu'Alceus dégage. Il humidifie de nouveau ses lèvres. Sortant un morceau de papier de sa poche, il attrape ma plume laissée à l'abandon sur la table et griffonne quelques mots.

    « L'adresse où je réside actuellement. N'hésite pas à venir me rendre visite. J'attends ton œuvre avec... impatience. »

    Moi, aller lui passer le bonjour ? Sa rencontre était suffisamment ignoble pour que que je me passe de sa présence pendant les dix prochaines années, merci. L'immense tentation d'ignorer sa provocation, et de fuir la queue entre les jambes sans composer quoi que ce soit, se présente même à moi dans toute sa splendeur. Mais Primo a beaucoup trop de fierté pour se parjurer, même si cela ne concerne qu'un insignifiant petit crétin arrogant.
    Alceus me salut avec élégance et s'en retourne dans un mouvement de cape. Je le suis du regard jusqu'à ce qu'il franchisse la porte et disparaisse dans les noirceurs de la nuit et le tournoiement de la neige.
    Je desserre le ruban autour de mon col, le présentant à nouveau de façon négligée. Il faudra me souvenir de le faire brûler au plus tôt.



    Chère Mina,
    Tu ne devineras jamais quelle charmante rencontre j'ai pu faire par hasard. Alceus ! Vraiment, toutes ces années sans le voir étaient uniques, hum, sans égales. Maintenant, il est pianiste au service de je-ne-sais-quel petit catholique en voyage. A part ça, il est encore en admiration devant mon génie.
    Je suis en train d'écrire un nouveau morceau. Enfin, je ne l'ai pas vraiment encore commencé - cela faisait longtemps, j'ai un peu de mal. Mais tu vas voir, l'inspiration va venir. Tu vas rire, mais j'ai décidé d'appeler ce morceau
    La lettre à Mina, suite à une longue histoire. Je te la raconterai un jour, promis. C'est un morceau pour piano, violon et autre cordes, mais je t'enverrai les partitions en clef de La pour que tu puisses les jouer à la clarinette. Mère dit que tu t'es encore encore améliorée malgré tes problèmes respiratoires, tu peux être fière de toi. Elle dit aussi que tu es très obéissante avec les médecins, c'est tant mieux.
    Voilà bien longtemps que tu ne m'a pas parlé de Silvio, comment va-t-il ?
    Transmet lui mes salutations, ainsi qu'à Mère et Père.
    Je t'embrasse,
    Primo.




    Le problème dans cette histoire, c'est qu'à cause de mes voyages, je n'ai plus eu l'occasion de composer depuis plusieurs mois. Et mes petits débordements en France, ma nouvelle cicatrice, ma réserve d'argent qui as fondue comme neige au soleil et mes endettements réguliers, les retrouvailles avec l'autre ordure, le Pays qui me manque, Mina qui ne se rétablie pas assez vite, tout ça, ne constituent pas une source d'inspiration très engageante à mon égard. Et puis, la réponse de Mina me donnant des nouvelles de Silvio n'est pas pour me rassurer d'avantage: le bougre s'est engagé comme soldat pour la bataille de San Pietro contre les Autrichiens. Il faut dire que le choix était plutôt limité. C'était la Religion, ou les Armes.
    Je n'arrive pas à me concentrer. Seuls de vieux morceaux trainent dans ma tête, ou bien des airs à la mode, du style de cet harcelant Printemps de Vivaldi. Je joue au hasard, parce que je ne peux pas ne pas jouer, mais je reste absent devant mon violon et ma feuille de partition reste vierge. Je ne crois pas avoir composé depuis le départ de Léandre non plus.
    Mais c'est surtout le pourquoi je dois écrire qui me démotive. Avant de composer pour mon plaisir personnelle, ou pour la musique elle même, ou même pour rabattre le caquet de l'autre déchet, je dois composer pour ma survie. Et à la base, inventer des morceaux est une question de vie, non de survie.
    Ah ! mais je serais plus tranquille si ma vie n'intéressait pas tous les huissiers de la ville, justement.
    La solution aurait été de quitter le pays sur le champs, tout comme j'avais quitté la France quelques semaines plus tôt. Mais où aller, ensuite? Ce pays n'était déjà pas fameux question météo, je ne pouvais m'enfoncer plus au Nord ou à l'Est – de toute façon je ne savais parler aucune langue slave et ne me sentais pas le courage d'en apprendre une sur le tas. Je peinais déjà suffisamment avec mes rudiments d'anglais par rapport au français ou l'italien. Non, il me faudrait un moyen de disparaître sans avoir à changer de pays. Simplement migrer vers une autre ville serait trop facile pour me soustraire définitivement aux yeux des autres... De toute façon j'étais lié à Alceus par ma misérable promesse, fuir serait se comporter en lâche, j'ai mon honneur – et puis l'État aurait aisément pu me faire rechercher.
    Une idée me foudroya sur place. Je frappai à deux mains sur la table en me relevant brusquement, manquant de renverser le flacon d'encre : il y avait bien une façon de partir sans se faire suivre de personne !
    La paix éternelle, je vivrai tranquillement ! Il me suffisait de mourir !
    Je n'avais qu'à ouvrir toute grande la fenêtre, renverser un meuble ou deux en hurlant et me volatiliser subtilement hors de la chambre. Le propriétaire arriverait, paniqué, et ouvrirait la porte sur une scène de drame ! Il dirait « Ciel, mon client préféré s'est fait... » Je m'interromps : non, cela ressemblait plus à un enlèvement qu'à un meurtre. Et puis, quand on enlève quelqu'un on emporte pas avec lui ses valises; il me fallait un moyen pour emmener mes affaires en toute discrétion.
    Un vol ! Je quitte l'hôtel, l'air de rien, mais soudainement, au détour d'une ruelle sombre je me fais détrousser et assassiner ! Le peuple accourt, alarmé par les bruits d'une vaillante lutte malheureusement achevée par un cri sanglant, et le foule s'amasse, épouvantée, autour de mon... Je m'interromps de nouveau, fronce les sourcils. Il manque un cadavre à mon opération. Mon cadavre, en l'occurrence. Mais où trouver un sosie à assassi- … Non, je ne peux défier le Seigneur de la sorte, point je ne tuerai mon prochain, dit la Bible.
    Il faut donc que je trouve un cadavre tout frais à faire passer pour moi. Ça doit bien courir les rues à notre époque, les cadavres, non ? (Enfin, ''courir'', entendons-nous, il s'agit bien sûr d'une façon de parler, un mort, ça ne bouge pas. Ou bien j'ai loupé quelque chose à ajouter à ma culture personnelle.) Une fois ma jolie dépouille trouvée – de préférence un jeune homme typé méditerranéen, c'est à dire cheveux noirs, yeux noirs, peau légèrement tanné mais pas trop car issu de milieu bourgeois, d'environ 1m70-75 si possible – je n'aurais qu'à lui arranger la face de quelques coups pour qu'il ne soit plus reconnaissable et l'habiller de vêtements à moi pour qu'on nous confonde. Glisser un double de mes papiers d'identité dans sa poche, aussi, pour pousser le détail à la perfection.
    Parfait, mon plan est tout simplement parfait. Si je veux faire d'une pierre deux coups, je peux même m'arranger pour faire accuser Alceus du meurtre. Je vois déjà les gros titres des journaux « Un musicien profondément jaloux de son rival l'assassine sauvagement » ! Je ne tiens plus en place, j'ai presque envie d'aller crier au monde l'intégralité de mon plan tant il est génial. Ma seule hâte: enfiler mon manteau pour courir arpenter les rues à la recherche de mon cadavre.

    La triste désillusion me rattrapa trop vite à mon goût. Elle brisa sans pitié feu mes doux rêves et je restais assis sur mon siège, accablé.
    Comme la réalité peut se montrer cruelle, parfois. Je n'ai plus qu'à aller me coucher et réfléchir à un autre moyen pour survivre dans ce bas monde.


    L'inspiration est enfin venue. Oui, enfin, Primo Andrei Orlandi Feliciano vient d'avoir l'illumination du siècle. Il n'en revient pas tant cela lui paraît évident à présent. Ses yeux restent grand ouverts, à fixer sans le voir le plafond miteux de la chambre. Quel choc.
    Je rabats brutalement les draps, m'éjecte du lit pour enfiler à la hâte mes vêtements, dans le noir. Quand je me rends compte que mon pied cherche à tâtons dans ma veste la seconde jambe de mon pantalon, je m'oblige à me calmer pour aller allumer la bougie. Après ces précieuses minutes gaspillées à m'habiller, je me dirige vers le coin de la chambre où se trouvent mes bagages et mon violon (bien à l'abri et de la chaleur du poêle et du froid provenant de la fenêtre mal isolée): je repousse mon étui pour me saisir du sac, m'y enfoncer jusqu'au coude à la recherche du morceau de papier. Victoire ! je l'extirpe sans trop de mal, froissé et à moitié déchiré. Dire que j'avais failli le brûler lui aussi ! Enfin, je sors de la pièce en trombe.
    Dehors, la neige s'est remise à tomber. Je détale à toute vitesse – je dérape plus que je ne cours, en fait – jusqu'à la place de l'Hôtel Dieu. Située dans les environs, la demeure des Byron. Foutus évêques, ils savaient prendre du bon temps eux ! Qui aurait pensé que ces empâtés crècheraient à l'abbaye au même titre que leurs sous-fifres moines ? Je ressors le papier chiffonné de ma poche pour vérifier l'adresse. C'est bien cela. D'un pas déterminé, j'avance vers la luxueuse maison que je ne pourrai jamais me payer (maudissant au passage tous ceux qui y résidaient) et secoue la clochette à la porte des domestiques.
    Des années plus tard, un vieil intendant tout en bonnet de nuit et chemise à froufrou vient m'ouvrir: « C'est pas bientôt fini ce boucan ?!
    - Ah, pardon. » Sans penser mes excuses, j'arrête enfin de secouer la cloche comme un dément. «  Je voudrais rendre une petite visite à Monsieur Alceus Leone de Santis. » Avant qu'il ne se remette à crier, je rajoute: « Écoutez, mon vieux, je sais bien l'heure qu'il est. Mais on m'a viré de mon lit pour me dépêcher auprès de Monsieur le musicien personnel de l'Évêque de Turin, résidant chez vous actuellement, pour affaire urgente. »

    J'accentue sur les mots importants, des fois qu'il soit dur d'oreille ou que le réveil brutal ne lui ait un peu trop ramolli le cerveau. Apparemment il ne reste pas de glace, il me laisse enfin entrer – quelque peu à contre cœur car je dois user de coups de coude bien placés.
    Woah. Rien que la pièce des domestiques est classe. Beaucoup plus grande que ma chambre miteuse actuelle à l'auberge en tout cas. Au sol, les dalles sont lisses et propres; les meubles, en bois de bonne qualité; les draperies (de mauvais goût), immenses.

    « Vous êtes un domestique du Seigneur de Santis, si je comprends bien ?
    - ...... C'est ça. » Déride toi Primo, tu n'auras qu'à te rincer la bouche après. « Bon, c'est pas tout ça, mais il dort où le... Seigneur de Santis ? » Non, vraiment, je n'arrive pas à repousser la grimace de dégoût – le genre de tête qu'on affiche quand on boit ce qu'on pense être du vin et qui se trouve être en fait du vinaigre. Bizarrement, le vieux avait l'air de douter de ma prestation. J'insiste: « Allez, quoi ! Vous ne vous rendez pas compte du temps précieux que vous nous faites perdre. Des vies sont en jeu, Monsieur l'égoïste. » Notamment la mienne. « Je devrai m'en plaindre à l'Évêque lui-même si vous ne...- » Ah tiens, les derniers mots ont dû faire leurs petit effet; il ne me laisse même pas finir qu'il me pousse déjà vers un escalier en marmonnant un ''Deuxième à gauche'' avant de s'en retourner dormir. L'a plus d'influence que je ne le pensais, l'Évêque. Faudrait que j'y pense si jamais il me vient l'envie soudaine de me réorienter professionnellement. Tout en conversant avec moi-même, je monte quatre à quatre les marches.

    Il ne met pas autant de temps à ouvrir que le vieux grippe-sous, aussi, je ne tambourine la porte que quelques secondes.

    « Alceus ! Mon ami, mon cher ami de toujours! Comment te portes-tu, depuis la dernière fois ? »

    Sans m'attarder sur le non-sens artistique de sa tenue de nuit – il y a de quoi en faire cauchemarder plus d'un – je m'invite dans sa chambre. Comme je pouvais m'y attendre, il y a un piano, tourné face à l'entrée. Luxueuse, la chambre d'ami de la Baronne Byron. Avant même qu'il ne comprenne la situation – quelle tête d'endormi ! – je m'étais déjà installé sur un fauteuil centré devant une cheminée, avachi, jambes écartées et bras étalés sur les larges accoudoirs. Il me dévisage sans comprendre, mais déjà, je poursuis: « Écoute, j'ai longuement réfléchis, et ce morceau là, pour piano et violon et tout. Eh bien j'ai décidé de te le faire jouer.
    - .... Primo ?
    - Gagné ! Bon, tu la fermes cette porte oui ? Viens t'installer, fais comme chez toi, je t'en prie. »

    Lentement, sans cesser de me dévisager, il referme la porte et se dirige vers l'autre fauteuil, à ma diagonale. J'ai l'impression qu'il émerge peu à peu – c'est pas trop tôt.

    « Primo, tu sais quelle heure il est ? Demain je me lève à 5h00 pour jouer à la messe, moi.
    - À l'aise Blaise, te deus sanctifis pastoris et caetera, si tu veux. Bon, je disais donc que mon morceau, celui que je compose en ce moment, eh bien-
    - Tu parles de La lettre à Mina ? »

    Je roule des orbites d'un air exaspéré. « De quoi d'autre veux-tu que je te parle ? Bien sur, La lettre à Mina ! Donc ce morceau, tu disais vouloir le jouer au piano – et ça tombe bien puisque, comme je t'ai dis, c'est un morceau pour cordes frappées et frottées. Donc tu pourras l'interpréter, et avec le reste de l'orchestre de chambre de l'autre Sainteté d'Évêque.
    - ... Tu débarques en pleine nuit pour m'annoncer quelque chose que je sais déjà ?
    - Eh bien, oui. Enfin non, non bien sur ! Ce que je voulais dire par là, c'est que tu pourras le jouer à ton Évêque. Il sera content, pas vrai ?
    - Je suppose que oui. »

    Il hausse les épaules, je poursuis, me penchant en avant, croisant les jambes:

    « Bon. Et comme mon morceau sera un véritable chef-d'œuvre artistique semblable à nul autre, il aura envie de le faire écouter à tous ses potes les p'tits moines, prêtres, évêques, cardinaux... Tu vois ? Tout un tas de personnes influentes. »

    Comme s'il commençait à comprendre où je voulais en venir, il passe sa langue sur ses lèvres, les yeux dans le vague. Je continue à bercer son ambition légendaire.

    « Tu seras invité dans tous les salons. Tu feras un tabac. Ta renommée pourrait même monter jusqu'aux oreilles de... heu, de...
    - Du Pape... » laisse-t-il échapper dans un murmure. Ça y est, il fait preuve d'imagination.
    « Oui, du Pape ! Exactement !
    - Je pourrais même devenir... son pianiste personnel...
    - Tout à fait !
    - Je serais présenté partout, mon succès sera complet...
    - Oui ! Et partout, tu recevras de l'argent ! Des tonnes et des tonnes de pièces d'or me seront versées chaque jour ! »

    Oups, ça m'a surement échappé plus tôt que prévu. Son regard quitte le néant pour se poser sur moi.

    « De quoi est-ce que tu parles ?
    - Des droits d'auteur, évidemment. » je lance d'un ton voulu naturel.

    Il reste silencieux un moment, puis ricane:

    « Ça y est, j'ai compris. » Je ravale difficilement le ''C'est pas trop tôt !'' qui menaçait de s'échapper de mes lèvres. « Depuis combien de temps complotais-tu cela ?
    - Comment ? Alors que je viens seulement d'y penser, m'accuser d'une telle chose ! N'aurais-tu aucune confiance en ton cousin, ton frère de musique ?
    - Pas la moindre.
    - Ah bon, d'accord. Tu me peines beaucoup, tu sais ?
    - A d'autres. Ce morceau n'existe même pas, nous le savons tous deux. Mais tu as pensé que si tu me refilais une partition vite fait, tu en tirerais un prix suffisant pour rembourser tes dettes – ne fais pas cette tête, je sais bien que tu es fauché – et tout ça, parce que je travaille pour un riche évêque influant. C'est bien cela ?
    - ... Moi, oser telle infam-
    - Oui, c'est bien cela. »

    Il soupire et me regarde comme on regarde un enfant complètement crétin – mais avec des yeux plus proches du poisson rouge qu'autre chose. Je me lève brutalement, me mets à marcher de long en large devant lui en agitant les mains.

    « Tu as tout à y gagner ! La lettre à Mina sera une vraie réussite, tu verras ! Le succès t'attends, le Papounet Chrétien aussi ! Et tout ça pour la modique somme de, heum pourquoi pas (une quinte de toux me prend subitement) 200£ ? »

    Si le prix semble colossale, il n'en montre rien. Songeur, Alceus garde le silence. Mon Dieu, il en met du temps, pour accepter, Primo va s'impatienter – je veux dire, encore plus qu'il ne l'est déjà. Encore une fois, Alceus passe sa langue sur ses lèvres, une main dans ses cheveux. Je craque, je m'avance, je me penche sur lui en m'appuyant sur ses accoudoirs, je le regarde fixement:

    « Bon, alors ? Tu acceptes ?
    - Je n'ai aucune garantie du succès de ton morceau.
    - Voyons, quelle autre garantie vaut mieux que la parole de l'illustre Primo Andrei Orlandi Feliciano ?
    - Toutes les autres. Non, je veux pas t'entendre dire que je t'ai encore fait de la peine, ça ne prend pas. Bon, laisse moi réfléchir.
    - Encore ! Ma parole, tu es bien long à la déten- »

    Il plaque une main contre ma bouche et la suite de la phrase s'étouffe. Quand il retire sa paume, il a de nouveau le regard dans le vide, comme si je n'existais plus. Après une interminable attente, il relève les yeux vers moi en souriant:

    « C'est entendu. J'accepte. »
    J'exulte: « Wouhouuu ! Parfait ! Sors le sang du Christ, camarade, nous allons fêter ça !
    - Je te payerai une fois certain de la réussite du morceau. Et tu travailleras pour moi comme compositeur jusqu'à ce que j'estime que le payement en vaille la peine. » Je m'étouffe alors que j'étais en train d'exécuter une pirouette sur un pied. « C'est à prendre ou à laisser, Primo. Si tu refuses, je ne débourserais rien. » Son sourire s'accentue: « De toute façon, tu es persuadé du triomphe de tes morceaux, non ? »
    Je m'échauffe: « Bien sur que oui ! Ils seront grandioses !
    - Eh bien, c'est donc arrangé. »

    Un temps. Songeur, je retourne m'assoir sur mon fauteuil. Je baille: « Je réclame 50£ d'avancement.
    - 20£.
    - 30£.
    - 25£. Pas plus. »

    Vexé, je fais semblant de m'être assoupi et l'entend soupirer.



    Des coups bruyants sont frappés à la porte. Je m'éveille aussitôt. Il faisait encore nuit et apparemment, je n'avais pas décollé du fauteuil dans lequel j'avais fini par m'endormir sans même m'en rendre compte. Du coin de l'œil, je vois Alceus sortir de son lit et aller ouvrir la porte. C'était le vieil intendant à qui j'avais dû forcer la main pour entrer. Rien d'intéressant quoi. Je referme les yeux et me renfonce dans le fauteuil à mon aise.

    « Monseigneur, c'est bientôt l'heure de la messe. Le Seigneur l'Évêque commençait à s'inquiéter, il m'a envoyé vous chercher. »
    Seigneur par ci, Seigneur par là. Il a pas bientôt fini de faire son fayot ?
    « Ah, bien. Il semble que je n'ai pas réussi à me lever, en effet. … Quelqu'un est venu importuner mon sommeil cette nuit.
    - Oh, votre domestique est encore là, Monseigneur ?
    - Mon... ? » Je rouvre les yeux brutalement. J'ai comme un mauvais pressentiment. « Oui... Mon domestique. » Alceus me coule un regard triomphant, un sourire mauvais collé au visage. Et merde.
    « Reste-t-il dormir, Monseigneur, ou bien vous accompagne-t-il à la messe ?
    - Bien sur qu'il vient. J'y compte bien. » Ils se sont ligués contre moi ou quoi ? Son sale sourire s'agrandit. « Allons, Primo, va préparer mes effets. »
    Je me crispe. Avec un rictus, je réponds: « Tout de suite, Monsie- » Son regard se fait sévère. « ...Monseigneur. » Je grimace. J'espère que tu profites, salopiaud, parce que ce coup-là tu vas le payer au centuple. Compte sur Primo pour te soutirer un maximum de pognon.



    Chère Mina,
    Que tu me dises que Silvio a rétamé les Autrichiens à San Pietro et Guastalla me fait très plaisir, tout comme savoir que grâce à ces brillantes victoires – et à la mort de onze Officiers Italiens – il est désormais nommé Officier à son tour. C'est surement une belle carrière militaire qui l'attend.
    Tu seras heureuse d'apprendre que j'ai trouvé, plus ou moins volontairement, du travail pour compléter mes revenus en attendant de pouvoir vivre de ma musique. Et devine auprès de qui ? Ce cher Alceus. Je suis devenu une sorte d'Assistant Spécialisé Personnel, doublé d'un fin collaborateur artistique, tu vois. Je n'ai pas encore écrit
    La lettre à Mina, mais je compose d'autres petits morceaux – assez bas de gamme je l'avoue, je ne suis pas très inspiré – il en interprète quelques uns, et entre temps je l'aide dans ses affaires et sa vie quotidienne, ce genre de chose. Ça reste vague. Comme je n'étais pas vraiment intéressé par ce métier au début, alors que lui, semblait y tenir (tu comprends, mes services sont tellement demandés), et bien j'ai négocié un salaire important et régulier, en plus d'une prise en charge totale de tous mes frais. Du coup, j'ai pu commencer à rembourser quelques petites dettes accumulées par ci par là. Et puis maintenant, je réside gratuitement chez une vieille baronne pas radine pour une sou, simplement parce que je travaille avec Alceus.
    En fin de compte, je ne m'en sors pas si mal.
    Je t'embrasse,
    Primo.



Dernière édition par Primo le Jeu 28 Avr - 16:30, édité 1 fois
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Primo

{ "PASTAAAA !" }

Primo
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Primo ~ Ad vitam æternam Icprim10



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Primo ~ Ad vitam æternam Vide
MessageSujet: Re: Primo ~ Ad vitam æternam   Primo ~ Ad vitam æternam EmptyDim 6 Fév - 15:06

    « On reprend. …2, 4 -
    - Primoooo !
    - Quoi encore, Lucio ? Je t'ai déjà dit de m'appeler Patron. Vous appelez bien Alceus ''Maître''.
    - Vous pourriez dire le ''1'' ou le ''3'', quand vous faites le compte à rebours ? C'est perturbant, cette manie qu'ont les violonistes. Et je ne comprends pas pourquoi nous devrions céder à vos penchants dominateur et sadique. Vous n'êtes que le domestique du Maître de Santis. »
    Un bougonnement: « Demande inutile et rejetée. Et je maintiens que le ''Patron'' ajoute une touche de professionnalisme, c'est tout. On reprend: 2, 4 -
    - Patroooon !
    - Quoi encore, Lucio !
    - Roan s'est endormie sur son piano. »

    L'orchestre de chambre qu'il était censé former était définitivement mal parti pour s'officialiser. Coincé comme il l'était entre ce stupide bambin de Lucio et ce loir de Roan, le Génialissime Primo aurait bien du mal à respecter son contrat. Mais quelle idée aussi, de lui réclamer une chose pareille ! Primo n'était pas prof' bon sang, il n'avait pas à faire le sale boulot d'Alceus ! Et puis, l'orgueil de ce crétin avait-elle tant besoin d'être flattée pour qu'il en vienne à s'entourer d'élèves aussi incompétents ? Ce soir, quand il reviendrait de sa réception chez l'abbé de Walther, Alceus l'entendrait râler; Primo l'attendrait de pied ferme dans ses appartements – et tant pis si le bougre avait compté ramener une fille au passage, Primo bousillerait sa soirée romantique en expulsant la donzelle dehors, histoire d'avoir assez d'espace pour hurler tranquillement.

    « Vous marmonnez encore tout seul, Patron.
    - Suffit. Réveille ce bon à rien de Roan et reprenons. Je ne vous paye pas à rien faire.
    - A vrai dire, Patron, vous ne nous payez pas du tout. C'est le Maître de Santis qui vous paye. »

    Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais le découragement s'abat sur moi, tout à coup. Dire que j'avais quitté la demeure familiale pour ne pas avoir à travailler pour une personne particulière. Hélas ! comme dirait je ne sais plus quelle héroïne tragique à deux écus. Je repose mon violon dans son étui sans prendre la peine d'ôter la barre d'épaule.

    « ... Pause générale. Primo a besoin d'aller boire un verre.
    - Il serait temps que vous cessiez de parler de vous à la troisième personne, Patron. Ça pourrait se répercuter sur votre mental. Encore que c'est sûrement déjà fa- He, Patron ! Je peux venir avec vous ? Allez ! Patron ! Primoooo ! »

    Déjà, je m'éloignais, empli d'une graaaande lassitude. Oh Seigneur, me voilà en train de parler comme le mioche Lucio. Qui d'ailleurs, trottinait encore derrière moi.

    « Dégage, Lucio. Je n'ai besoin ni d'une nounou, ni d'un gamin à surveiller. Tu sors à peine de tes langes et tu crois que je vais te laisser entrer dans un pub ? Retourne travailler ta flûte.
    - J'ai presque 15 ans. Comment vous allez la payer, la boisson ? Vous comptez faire de l'œil au tenancier ? Dîtes, avec tout ce que vous buvez, un jour vous finirez alcoolique, vous savez. Si vous l'êtes pas déjà. On devrait réveiller Roan vous ne pensez pas ? Il pourrait venir avec nous. Quoi qu'il a déjà bien assez bu hier soir, ça oui. Vous l'auriez vu, il...
    - Tu as dû remarquer que je t'ignorais, non ? »

    C'est pas croyable, un moulin pareil. Il est encore cramponné à moi quand j'entre dans le pub. Nous sommes immédiatement plongés dans la foule, les bruits, les odeurs, les couleurs. Lucio lance un regard émerveillé autour de lui sans pour autant me lâcher tandis que je me dirige vers le bar. Je commande la liqueur la plus forte et la plus chère, mets la note au nom de ce cher Seigneur de Santis, puis me l'enfile sec sous les yeux du bambin. Il reste muet. Je lui lance un regard, un sourcil levé:

    « Tu fais de même, ou tu sors. »

    Il hésite, regarde autour de lui, finit par répondre à mon air de défi et commande la même chose que moi. Quelques minutes plus tard, il est couché sur la table à laquelle nous nous sommes installés et j'ai enfin la paix pour siroter un café.

    Je surveille encore la dépouille de Lucio, buvant tranquillement en regardant aux alentours, comme d'habitude, quand le messager entre. Sa casquette enfoncée sur son crâne, la sacoche typique du métier sous le bras, il marche vers le comptoir d'un pas assuré, demande tout bas un renseignement au patron. Je le vois me désigner du bras en réponse, le livreur suit le mouvement et vient jusqu'à notre table. Il fouille son sac sans un mot, en sort une lettre. Il est jeune, je le vois quand il relève la tête pour me tendre le courrier. Il attend sa pièce. Une fois payé, il s'en retourne livrer ailleurs. Je déchiquète déjà le cachet de cire rouge, impatient.
    Ce devait être une chance pour moi de m'être enfilé un peu d'alcool juste avant. Ainsi j'étais un peu préparé au contenu inattendu de cette lettre. Je l'ai relu plusieurs fois, pour être sûr, le cœur en apnée.
    Sans penser à quoi que ce soit, sans même penser à Lucio endormi, je me lève et quitte comme un somnambule la taverne pleine de vie.



    Ma très chère Mina,
    Je prends le premier bateau pour l'Italie. Mère paraît alarmée dans sa dernière lettre, elle dit que ton état s'est dégradé jusqu'à devenir critique. J'espère que le temps de recevoir ce triste courrier, tu as retrouvé de nouveau la santé et que ceci n'est qu'histoire ancienne. Je devrais arriver d'ici trois semaines, alors attend moi.
    Je t'embrasse,
    Primo.




    C'était étrange d'avancer de nouveau sur cette allée de graviers blancs, à travers ce parc autrefois si familier.
    Je suis le seul à avoir changé dans ce décor enfantin. C'est injuste de se sentir étranger jusque chez soi. Je voudrais me précipiter pour franchir le seuil, au loin, mais je m'en sens incapable. Je passe lentement près des rosiers, et même si le temps s'est radouci à présent, même ici l'hiver a tué leurs roses, je remarque.
    Voir soudainement que la porte d'entrée, au loin, est grande ouverte, me pousse à lâcher mes bagages et bifurquer brutalement pour courir dans le parc, loin.
    Mes pas me ramènent, sans que je n'y fasse attention, au saule sous lequel Rosa et moi jouions, avant. Je me mets à y faire les cent pas. Sur le tronc, il y a encore nos gravures enfantines. J'aime tellement ces entailles maladroites dans le bois, pourtant, je me vois les frapper d'un coup de poing violent. Et la colère, la peur, m'obsèdent de plus en plus sans que je ne parvienne à les chasser – non en fait, je ne veux pas les chasser, elles semblent dissimuler un autre sentiment beaucoup plus poignant. Je me contente de reprendre à cadence plus rapide mes allers et retours sous le feuillage dense. J'écume. Je ne comprends pas et je ne sais pas si je veux vraiment comprendre. Je m'agenouille et entoure ma tête de mes bras.
    Je ne sais pas combien de temps s'écoule et je m'en fiche. Les aiguilles semblent s'être stoppées et si mon cœur voulait bien cesser de battre aussi vite, je crois bien que je serai convaincu de leur arrêt. J'attends.

    « Je savais bien que je te trouverai ici... Primo, tu viens toujours ici. » Je relève la tête, regarde fixement mon frère. « J'ai vu tes bagages dans l'allée. » Il désigne le vague d'un geste ample.

    Ses cheveux noirs sont plus courts. Sa peau, un peu plus pâle; ses traits, un peu plus marqués. C'est un homme. Le bel Officier qu'il fait, il a même une petite cicatrice sur la tempe.
    Constatant qu'il est habillé de noir, je me relève.
    Il me dévisage autant que moi – rire nerveux:

    « Ma parole, d'où tires-tu cette balafre ? On croirait presque que c'est toi qui est parti en guerre. »
    Je m'avance un peu, en silence.
    « Ça fait combien de temps, frérot ? Presque trois ans, non ? Tu as grandi. »
    Toi aussi. Silvio, pourquoi ton regard est-il fuyant ?
    « Tu t'en sors bien ? Tu... nous a manqué à tous, tu sais ? Nous... Mina, surtout, et- »
    Ta voix se brise. Tu baisses les yeux et te force à respirer lentement tout en te haïssant de ne pouvoir continuer. Allez, bon Dieu, annonce moi l'inévitable.
    « Ça ne te va pas de mettre tes sentiments sous voile, Silvio. »
    Il craque, je sais qu'il ne dira rien faute d'en être capable pour le moment. Mais il suffit qu'il relève la tête, et la réponse que j'attendais se lit sur son visage. Tout se confirme, la porte grande ouverte, les vêtements noirs, à travers ses yeux brillants.
    Moi aussi j'aimerais savoir pleurer. A la place, je sens mon cœur se fendre en deux.



    « S'il te plait, Primo, promet le moi ! S'il te plait!
    - Mais oui, promis, j'essayerai...
    - Non ! Tu ne dois pas essayer, tu dois le faire ! Promet le ! »

    Mina se mit à tambouriner ma poitrine de ses petites mains. Depuis quand la dépassais-je d'une tête ? Je dus lâcher mes bagages pour lui attraper les poignets.

    « Suffit ! Tu deviens aussi violente que Silvio, ce n'est pas convenable pour une jeune fille ! »

    L'interpellé lança seulement un « He ! » faussement indigné. Silvio, les mains dans les poches, restait à quelques pas de nous et du fiacre qui m'attendait. Mina monta d'un cran dans les aigus:

    « J'ai dit: PROMET LE !
    - D'accord, d'accord ! Je t'écrirai ! Là, c'est bon ? Je peux monter en voiture ? »

    Je ne crois pas avoir écrit, auparavant, autre chose que des notes et des leçons. Je ne savais pas vraiment ce qu'il fallait mettre dans une lettre. Mais Mina insistait, comment refuser ? Et maintenant, ses yeux se remplissaient de larmes. Elle se jeta dans mes bras et je dus lui caresser la tête pour la consoler, un peu gêné de ne pas savoir quoi faire d'autre.

    « Heu... Je dois y aller... »

    Mina restait fermement cramponnée à moi. Je lançai un regard suppliant à Silvio pour qu'il me vienne en aide. Il nous considéra un moment, sans rien dire, puis s'approcha – sauf qu'au lieu de me libérer comme je l'espérai, il profita du fait que je sois entravé pour m'ébouriffer les cheveux en souriant narquoisement. Je me débattais encore un peu plus pour fuir. Au loin, nos parents nous couvaient du regard. Alceus avait bien sûr été convié aux adieux mais, quel dommage, il devait être trop occupé à récupérer dans la fontaine ses bateaux-partitions pour venir.
    Lorsque je pu enfin monter dans le fiacre prêt à partir, je fis mentalement d'autres adieux à cette scène. Au manoir, à mes parents. A mon enfance. A Silvio, et à Mina, sans le savoir, pour la dernière fois.



    Le lit à baldaquin était froid, les draps, lisses. En plus des vases emplis de fleurs, les grandes fenêtres avaient été ouvertes, embaumant la chambre d'un parfum frais et propre. Seule la chandelle déformée, qui avait coulé toute une nuit sur la table de chevet, témoignait de l'occupation encore récente de la chambre. Mais personne ne l'avait plus rallumée depuis des semaines.
    Rien ne laissait supposer que Mina était morte ici. Ça aurait pu être une vulgaire chambre d'ami. Dire qu'il n'avait jamais pu entrer dans cette pièce avant ! Il ne l'aurait jamais imaginée aussi banale.
    Primo était allongé sur le lit à peine refait, philosophant sur le monde et déplorant sa misère, son injustice, ce genre de chose déplorables.

    « Tu as fini de te lamenter, oui ? »

    Allongé sur le ventre, la tête entre mes bras, je n'avais pas entendu Silvio entrer. Je ne prends pas la peine de répondre. Un poids sur le lit, à mes côtés, il a dû s'assoir.

    « Ça fait deux semaines, Primo. Allez, lève toi. » Je ne prends évidemment pas non plus la peine de lui obéir. Mais Silvio a toujours plus d'un tour dans son sac. Avec tact, subtilité, délicatesse, il crie à quelques centimètres de mon oreille: « DEBOUT ! Le ciel est BLEU, il fait BEAU, les oiseaux...- »

    Mes poings plaqués sur les oreilles, je gémis: « Menteuuur. Le soleil ne brille plus pour personne depuis que Mina n'est plus là. »

    Un « Ah ! » mi-dédaigneux, mi-blasé, mi-amusé. J'imagine déjà Silvio rouler des orbites, face à ma pitoyable – eh bien, quoi, c'est vrai, même moi je m'en rends compte – réplique. « Ben voyons. Allez Primo, secoue-toi, ça devient ridicule. »

    Une main me redresse par l'arrière du col. Raah. Qu'on me laisse m'accabler de la manière la plus idiote qui soit si j'en ai envie, bon sang. J'ai un regard haineux, soudainement j'ai envie de le blesser encore plus qu'il ne m'énerve: « Tu peux parler pour toi. On dirait que sa mort ne te fait rien. »

    La phrase est à peine prononcée que je la regrette déjà – je ne la pensais même pas. Mais la gifle part si vite que j'ai à peine le temps de la voir arriver. Et quand Silvio frappe, il n'y va pas avec le dos de la cuillère – juré, quelques secondes j'ai vu défiler des étoiles devant mes yeux, juste avant que ma joue ne se mette à chauffer et que mon regard trouble ne se raccroche à celui, furieux, de mon frère. « J'voulais pas dire ça. »

    Je ne m'excuse pas directement – ça fait quand même foutrement mal à la joue, quoi – mais Silvio comprend le message. « Je sais. Ça va ? »

    Et là, sa manière à lui de dire qu'il regrette de m'avoir foutu une beigne. La vérité serait de lui dire « Bien sur que non, abruti, t'as failli me décrocher la tête des épaules. » mais il le sait déjà, alors je réponds simplement « Oui. »
    Le silence se prolonge, il n'ose plus me demander de sortir ou quoi que ce soit. Nous restons là, sur le lit de Mina, sans bouger. Mais Silvio ouvre à nouveau la bouche. Le murmure qui coule de ses lèvres est complètement inattendu: « Dis, Primo, tu y crois encore ? Je veux dire, en Dieu ? »

    Je vois immédiatement à quoi il fait allusion. Un souvenir se glisse derrière mes paupières, pendant quelques infimes secondes.

    « Tu es bien naïve, ma pauvre sœur. Tu ne trouves vraiment rien de bizarre là dedans, toi ?
    - Comme quoi, Silvio ? »

    La petite fille était énervée, mais surtout gênée. A la lumière tremblotante de l'unique bougie de la salle de jeu, assis dans un coin, son grand frère prenait des airs de conspirateurs pour remettre en cause tout ce dont elle était fermement certaine.

    « Eh bien. Si Dieu aime les pauvres bergers, pourquoi l'Église dit que c'est en lui donnant de l'argent qu'on ira au Paradis ? Et d'ailleurs, penses-tu vraiment que les Derniers seront les Premiers? Parce que si c'est le cas, où va le Roi des chrétiens ?
    - Le Pape n'est pas un Roi, Silvio...
    - Et comment Noé a-t-il pu mettre tous les animaux de la terre sur une seule arche ? En plus le Nouveau Monde n'était pas encore découvert à l'époque, alors comment ils ont fait pour survivre au déluge, les bisons et tout ça ? Ça voudrait dire que le globe n'aurait pas été recouvert en entier ? Tu crois qu'il y a du favoritisme pour les sauvages ? Ah, ou alors Dieu ne connaissait pas l'Amérique non plus ?
    - B-bien sur que non ! Je... Je ne pense pas que... Ah, écoute Silvio, il y a des centaines de choses auxquelles il faut croire, rien de plus.
    - Mais Mina ! On ne nous explique rien !
    - Chh ! Parle moins fort ! Il n'y a rien à expliquer, voilà tout. Il faut avoir la foi.
    - La foi !
    - Parle moins fort, je t'ai dis ! Imagine si quelqu'un t'entendait. Oui, la foi. Tu ne peux pas remettre ça en question, Silvio, si toi tu n'y crois pas.
    - Je n'ai pas dis que je n'y croyais pas... C'est juste que je ne sais pas. J'ai le droit de m'interroger, non ? Je suis sûr de ne pas être le seul. Eh, Primo, tu y crois à tout ça ?
    - Silvio, à neuf ans on ne pense pas à ça...
    - Tu n'as jamais qu'un an de plus que lui.

    Mais l'enfant avait relevé la tête. Il avait suivi toute la conversation, en faisant semblant de jouer sur son cheval à bascule. Aussi avait-il déjà un avis sur la chose. Calme et catégorique, je répondis: « Moi j'y crois. La dernière fois que Mina était malade, j'ai prié, et maintenant Mina est guérie. Alors j'y crois. »

    Silvio ne répondit rien. L'expression de son visage montrait seulement qu'il venait de se souvenir que lui aussi, s'il ne savait pas s'il devait croire au Ciel ou en l'Église, croyait fermement à ses prières chaque soir.

    Cette attitude qu'il avait ce jour là, dans l'obscure salle de jeux, était exactement la même qu'aujourd'hui. Un peu désemparé, la volonté d'accepter une réponse positive tout en ne sachant que faire de ses interrogations. Moi en revanche, je n'arbore plus ce visage suffisant d'autrefois. Après un silence, je réponds juste: « Je ne sais pas, Silvio. »

    Un autre silence. Cette situation est tout aussi anormale pour lui que pour moi. Après un moment, il se lève, s'étire.

    « Je ne t'ai pas entendu jouer depuis ton arrivée ici. » fait-il l'air de rien en se dirigeant vers la porte. Je me laisse de nouveau tomber sur l'épais matelas, sur le dos, et répond d'une voix neutre: « C'est que je n'ai rien à jouer. Les notes ne viennent plus. »
    Un autre « Ah ! » dédaigneux, je lui coule un regard interrogateur. Il est appuyé, bras croisés, contre le battant de la porte, un sourire aux lèvres.

    « Le Grand Musicien aurait-il oublié le principal de ce qu'il a appris ? » Une pause calculée, avant de reprendre d'une voix douce. « Ce ne sont pas des notes que tu joues, Primo. Ce sont des regrets. »

    Il sort.


    La vraie Mina avait toujours froid. Elle ne se découvrait jamais d'un fil, même en été. Mais la Mina qui était mise en bière ne portait qu'une robe blanche et légère. Ses bras étaient dénudés. Peut-on encore avoir la chair de poule quand le corps est devenu pour jamais inerte ?
    Pour la première fois depuis longtemps, Primo s'empara de l'archet. Retendit le crin, le poudra amoureusement de colophane. Une fois le morceau de résine rouge reposé, il attrapa son violon fièrement lustré et cala la barre d'épaule sous son menton. Silvio avait raison, comme toujours. S'il ne jouait pas, il deviendrait complètement fou. Jouer, c'était sa façon de pleurer à lui. Une lueur nouvelle dans le regard, ouvrant des yeux sur un monde inaccessible, il vérifia l'accord. Horrible. Le changement de météo entre l'Angleterre et l'Italie était décidément bien douloureux pour les instruments. Il dut accorder avec la tête du violon. Vérification avec un pizz', pincement habile des doigts déclenchant les premières notes. Il posa l'archet sur les cordes.
    Il inspira profondément pendant ce qu'il crut être une demi-heure et enfin, fit déraper son poignet brusquement.
    Un grincement, tout au plus; une note grave et douce, longue. La petite Mina n'avait jamais paru aussi insignifiante qu'enveloppée dans son linceul. Trois envolées aiguës et puissantes, des points rapides sur la partition imaginaire; interrompu par le retour du tiret en forte. L'écho de la prière marmonnée par le prêtre s'estompa dans ses oreilles. Le galopement des doigts, passage de la deuxième à la troisième corde. Le sac avait été déposé dans la fosse communautaire, aux cotés de cinq autres cadavres. D'inconnus pouilleux ne méritant pas de partager le repos funéraire de Mina. Plusieurs frottements succins de l'archet; pianissimo de nouveau, accentuation sur la mineure. La chaux vive et la terre saupoudrées sur les sacs de lin. Le chœur, soudainement, ainsi que l'accompagnement, tout un orchestre imaginaire qui se présente à lui, un gigantesque opéra qui se créé pour ses propres oreilles. Le bruit mat du corps s'écrasant mollement au fond du gouffre disparut. Le douloureux souvenir de Mina aussi. Primo joua jusqu'à n'en plus sentir ses doigts. La Lettre à Mina était créée.



    Je jette la liasse de feuille sur le couvercle du piano. Alceus ne fait toujours pas mine de s'arrêter de jouer – un morceau plutôt vampiresque de Haydn d'ailleurs, Adagio E Cantabile il me semble. Il avait seulement dérapé sur un Do quand il m'avait vu entrer dans sa chambre, l'air de rien après des mois d'absence. J'avais espéré un peu plus de réactivité. Il boude ?
    Je me déplace lentement, me poste à ses côtés. Ses doigts filent à une allure folle sur les blanches, il est en pleine montée. Un toussotement; aucun changement. J'abats trois phalanges sur les touches les plus graves.

    « He quoi ?!
    - Je suis rentré. Tu pourrais accueillir ton invité comme il se doit. »
    Il ricane: « Le chien rentre au bercail après trois mois d'absence, et il espère un os en guise de félicitation ? »

    Affolant: je reste calme malgré l'insulte. « Tu n'es pas mon maître, Alceus. Je suis libre de mes mouvements.
    - Mais nous avions un contrat, Primo ! Où étais-tu passé, bon Dieu !
    - Eh là, tout doux sur les blasphèmes, je te rappelle que tu travailles pour un Ecclésiastique. J'ai juste été faire un retour aux sources. Et en revenant je suis passé par Paris rendre une petite visite à une amie.
    - Ah vraiment ? Monsieur l'artiste veut se prendre du bon temps en Italie et en France alors il part, comme ça, sans prévenir. D'accord. Très bien. Je vois qu'on peut se fier à toi, Primo. »

    J'attrape les feuilles que j'ai posées un peu plus tôt et les lui colle sous le nez. Ma patience à des limites, à mon tour de jurer: « Seigneur ! tu as fini de râler ? Les voilà, tes partitions ! »

    Il se calme soudainement, ses doigts se saisissent du paquet. « … Mes ?
    - La Lettre à Mina. Plus deux autres sonates; une pour piano solo en Si Mineur; l'autre est une sonata a tre avec un chorus en plus. Il y a aussi une oratorio religieux en trois mouvements avec soliste et cord-
    - Quand est-ce que tu as eu le temps de composer tout ça ? »
    Je le fusille du regard. « Arrête de poser des questions aussi idiotes, et rentre toi bien ça dans le crâne, Alceus: je suis un homme de parole. »

    Son regard passe de moi aux feuilles pendant un long moment. Une main sur la hanche et l'autre devant la bouche, je baille ostensiblement. Enfin, il hausse les épaules.

    « Après tout, tu as peut être bien fait de retourner une dernière fois en Italie. Et puis ce n'est pas comme si cela n'avait pas été productif. »

    Productif. Vous entendez ? Il n'y a qu'Alceus pour parler de la sorte de musique. Pitoyable. Il ne manquerait plus qu'il- … Attendez. Ai-je bien entendu ?

    « … Pardon ? Une dernière fois ? »
    Il me dévisage, presque étonné. « Tu n'es donc pas revenu en connaissance de cause ? »
    Mon souffle se fait imperceptiblement plus court, je pince les lèvres. « En connaissance de quoi, Alceus ? »

    Sans répondre, il se lève, s'étire longuement. Il fait ça pour m'énerver, je le sais. L'enflure se tourne à nouveau vers moi, avec un air faussement compatissant que son sourire trahit, et pose ses mains sur mes épaules. De toute sa hauteur – ça aussi, c'est pour m'énerver; et il y arrive, le bougre, ah, lui et ses soi-disant années d'expériences, un jour je les lui foutrai là où je pense, tiens – il lance :

    « He bien, je compatis, Primo. Mais enfin, tu m'excuseras de voir tout de même un avantage à la situation – au moins, plus de risque que tu disparaisses sans prévenir. Si on reparlait de notre contrat, maintenant ? »

    Je me dégage tout en lui saisissant une main, pour lui broyer sauvagement ses précieux doigts de pianistes. « Non, Alceus. Maintenant tu vas m'expliquer ce qu'il te plaît tant de me taire. »
    Il fait mine de se renfrogner, arrache sa main de la mienne en camouflant comme il peut une grimace de douleur. « Décidément, tu es bien impatient. Bon, très bien. N'as-tu rien remarqué de particulier en revenant ici ? Même pas une vague agitation de la populace ? Non ?
    - Un peu. Et alors ?
    - Le dirigeant de ce Royaume est mort.
    - ... C'est tout ? Eh bien, pourquoi en faire tout un plat ! ''Le Roi est mort, Vive le Roi !'', voilà tout.
    - Non Primo, ce n'est pas ça. Il s'agit très certainement d'un coup d'État. Le Roi s'est fait évincer par ses futurs héritiers. Ils ne se sont pas encore proclamés officiellement que l'effectif de la Garde à déjà doublé. On parle de répressions massives. D'une fermeture du Royaume. »

    Je le regarde, incrédule et neutre à la fois: « Une... fermeture ?
    - Tu as bien compris. Il est déjà difficile d'en sortir, maintenant. D'ici peu de temps le Royaume sera définitivement clos. »

    Je reste coi. Bouche-bée, si l'on veut être exacte. J'entends Alceus murmurer « Ils sont audacieux. » La note admirative dans sa voix me fait frissonner.
    Et si je ne revoyais jamais plus Silvio ? Si je ne retrouvais jamais Léandre ? Si ça se trouve, Lucile était la femme de ma vie.
    Et moi, je serais coincé ici, condamné à supporter cette pourriture d'Alceus ? Seigneur, même l'Enfer paraît plus doux.
    Je le regarde avec effroi. Il se tourne vers moi, un peu pour ajouter, ou bien me convaincre comme s'il en ressentait le besoin: « Il faudra bientôt travailler à la Cour des Princes. La gamèle est passée de leur côté. »

    Mon regard se fait méprisant, mais quelque chose – sûrement cette petite voix qu'on appelle prudence ou instinct – me pousse à ne pas dire explicitement ce que je pense. Se faire discret et donner à croire qu'il n'a pas d'avis sur la question, voilà ce que Primo doit faire. Je réponds donc plutôt:

    « Tu as un problème, avec les chiens ? C'est la deuxième fois que tu y fait allusion ce soir. Gaban t'as traumatisé à ce point ?
    - Oh, la ferme. »



    Pater noster, qui es in caelis...

    L'évêque entamait le Notre Père d'un air solennel, yeux fermés, sous le regard de tous. Les enfants de chœur fixaient leurs mains sagement posées sur leurs genoux. Alceus accompagnait à l'orgue, dos au reste de l'église, penché seulement sur ses partitions. Primo n'aurait pas à tourner la page avant la fin de la prière.
    C'était le moment.

    ... Sanctificetur nomen tuum...
    ... Adveniat regnum tuum...

    Sur le porte manteau, derrière une des colonnes de pierre qui encadraient l'orgue, Primo se saisit silencieusement de la cape noir d'Alceus. Il la jeta prestement sur ses épaules, rabattit la capuche sur son visage. Maintenant, le seul risque qu'encourait son identité était la confusion avec celle du pianiste. Un ricanement intérieur.

    ... Fiat voluntas tua...
    ... Sicut in caelo et in terra...

    Étouffant le mieux possible le claquement de mes talons sur les dalles froides, dissimulé par d'épaisses colonnes de pierre, je m'éloigne de l'orgue en calquant mes pas sur les notes répétitives.

    ... Panem nostrum quotidianum da nobis hodie...

    Quand j'arrive à la porte du fond, dont le grincement fut noyé sous une cascade de notes et la voix mêlée des adeptes, c'est à peine si je sens la différence de température entre le vent froid de Mars qui souffle dehors et l'intérieur de l'église.

    ... Et dimitte nobis debita nostra...

    De la poche de mon pantalon, je sors un morceau de fusain enveloppé d'un mouchoir. Je jette un coup d'œil par dessus mon épaule: la rue est déserte. Je reprend mon souffle.

    ... Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris...

    Je n'ai su quoi écrire qu'au moment où les lettres durent se tracer. Le visage de Mina a fait son apparition dans ma tête, rapidement. Je l'ai repoussé tout en tirant mon courage de ses reproches imaginaires. Sur la pierre grisâtre, ma main dessine des symboles d'un noir profond. J'appuie si fort que le bâton de fusain rétrécit à toute allure, manque de se casser par moment. C'est la première fois que je profane une église.

    ... Et ne nos inducas in tentationem...

    Je recule un peu, observe le résultat avec fierté. Par respect – ou pure provocation ironique – j'ai écrit une locution latine. J'imagine leurs tête à tous, quand ils verront ce nouveau signe d'insubordination sur le mur même d'un Saint lieu.
    « DE PROFUNDIS CLAMAVI : AD VITAM ÆTERNAM »
    Des profondeurs j'ai crié : pour la vie éternelle.

    ... Sed libera nos a malo...

    Bien sûr, c'est seulement en attendant de me dégoter des armes. Mais je trouve que ça claque, comme phrase.
    Je cours à toute allure, aussi silencieusement que possible – ce qui doit être assez comique à regarder – jusqu'à l'orgue en train d'achever la prière. J'ôte la cape, la garde en main faute d'avoir le temps de la remettre sur le porte manteau, arrête de respirer pour ne pas me montrer essoufflé.
    Je connais déjà la suite. Alceus s'étirera, se lèvera et se retournera vers moi. Avec un sourire innocent, je lui tendrai sa cape, et il me tirera à lui par le col pour me chuchoter que ce n'est pas l'heure de partir, crétin, qu'il fallait prendre l'hostie avant. Nous nous dirigerons vers l'autel, comme tous ceux qui ont assisté à la messe, une file se formera et l'un après l'autre, comme d'habitude, nous recevrons le pain azyme. Puis, comme d'habitude, lorsque viendra mon tour, l'évêque me regardera moi aussi avec bienveillance. Seul mon sourire sera différent.
    Les dernières notes sont jouées.

    ... Amen.



    III – Anastasie censure :

      Votre nom ou pseudo : Talia – ou autre \o
      Comment avez-vous découvert le forum ? Je vais devoir inventer une nouvelle vanne à chaque fois? T^T
      Qu’aimez-vous/détestez-vous dedans ? Beaucoup de choses ♥ *lynchée pour non assistance publique*
      Comment l’améliorer ? J'sais paaas, on y travaaaaille \o OH j'ai changé des lieux tout à l'heure ! (on s'en branle c'est pas ici qu'il faut le dire, crétine)
      Rien à ajouter? Je me suis pourrie la cerveeeelle en recherches multiples et diverses (dont des extraits du code pénale, et pour rien, en plus) pour cette fiche qui n'en finissait pas de se rallonger à mesure que je l'écrivais. C'est beaucoup trop long. A part ça, j'espère que la fiche est au moins agréable à lire ;o; Sinon heuuu [Validé par Eden] Wooaaah qu'il est long ce code, ça fait longtemps que je l'avais pas écrit.


Dernière édition par Primo le Dim 27 Mar - 1:16, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: Primo ~ Ad vitam æternam   Primo ~ Ad vitam æternam EmptyDim 6 Fév - 19:36

Si, elle est beaucoup trop looongue è__é J'ai mis deux heures à la lire, tu te rends compte ?! (bon, je faisais du RP sms avec toi en même temps, mais c'est pas une raison *fuit*) J'aiiime Primo *o* Et Lucile et Léandre et MINAAAAAAAAAAAAAAA T______________________T *se deshydrate*

Donc voilà.

Validé Unsettled ♥
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MessageSujet: Re: Primo ~ Ad vitam æternam   Primo ~ Ad vitam æternam EmptySam 23 Juin - 22:34

    Groupe : Iresolute
    Réaction :

    Entravé de part et d'autres par la foule hystérique, le grand Primo se faufilait difficilement à travers les rues. Ce n'était malheureusement pas une horde de fans, simplement des Républicains heureux de mettre le souk.
    Indulgent, je me dis qu'intérieurement j'étais comme ces gens fêtards et heureux : la perspective de revoir mon Italie m'exaltait. Comment allaient mes parents ? La maison avait-elle changé ? Quelle tête ferait Silvio en me voyant ? – surement à mourir de rire.
    En même temps, ce voyage me permettait d'échapper quelque temps aux troubles nationaux. Je ne pensais pas que la chute des Princes provoquerait de telles réactions – non en fait, c'était plutôt la chute de la Monarchie elle-même qui mettait en émoi le pays. Une démocratie... C'était un concept étrange. Inhabituel quand on n'avait connu que des Rois et des Empereurs. Mais bon, pourquoi pas. Même si pour l'instant, les Révolutionnaires ne semblaient pas aptes à gouverner... Ils ne pourraient certainement pas être pires que les Princes. Autant voir comment les choses évolueraient. Et puis, la seule chose qui m'intéressait pour le moment, c'était que les frontières étaient maintenant ouvertes.
    Dans un coin de mon esprit, le visage d'Alceus apparut. Le pianiste ne serait pas très content d'apprendre la disparition surprise de son meilleur violoniste et compositeur. Bah ! Je balayais cette pensée aussitôt – allons, ce n'était qu'un ou deux mois d'absence, le pauvre petit s'en remettra. Silvio passait avant ce crétin, après tout.
    Et puis, quoi qu'il fasse, Primo était à présent rattaché à ce lieu, tout comme il l'était à l'Italie. Après tant de débâcles pour y foutre le bazar, ce pays était devenu chez lui. Il reviendrait.

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MessageSujet: Re: Primo ~ Ad vitam æternam   Primo ~ Ad vitam æternam EmptyDim 24 Juin - 12:37

HAAAAAAAAAAAAAN PRIMO IS LEAVING !! DD8 Non non non, il a pas le droit ! On va l'attacher à une chaise ! (Ou alors on lance l'attaque Scarlett//VLAM !!)

Voili voilou, validé Iresolute
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MessageSujet: Re: Primo ~ Ad vitam æternam   Primo ~ Ad vitam æternam Empty

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