Il faisait beau ce jour-là. Eden s’était échappée quelques instants à la surveillance des femmes de chambre, du haut de ses huit ans, et regardait le soleil avec émerveillement. Elle ne le savait pas encore, mais bientôt elle aurait cette lumière en horreur… Elle sautillait dans les jardins, laissant avec ravissement les rayons du soleil caresser sa peau, la réchauffant doucement, comme une caresse.

Soudain, elle s’arrêta, une ombre de tristesse passant devant ses yeux. Elle aurait voulu que quelqu’un soit doux comme cela avec elle, et pas un simple astre lumineux à des milliards de kilomètres. Elle voulait qu’on soit proche d’elle.

Elle reprit sa marche, avec un peu moins de légèrement cependant, et finit par apercevoir son frère Armand au pied d’un arbre. Elle s’approcha de lui silencieusement, serrant un peu plus fort sa poupée dans ses bras, comme si elle appréhendait le moment où elle devrait lui adresser la parole. Ce qu’elle décida de ne pas faire, la peur l’en empêchant. Elle s’accroupit à ses côtés, sa petite robe claire protégeant ses genoux des aiguilles qui auraient pu se trouver là, puis avança timidement son index vers la joue de son ainé, le frôlant simplement. Pour qu’il remarque sa présence.

Un sourire timide étira les lèvres de la petite princesse. Oui, bientôt elle saurait comment devenir invisible et tromper la vigilance de ces femmes qui lui tournaient toujours autour. Ce n'était pas juste quand même, pourquoi était-ce toujours elle qu'on surveillait le plus ? Ses frères avaient le droit de s'amuser quand ils voulaient, elle en était persuadée. Ses parents ne voulaient pas qu'elle soit heureuse, elle n'était qu'un objet décoratif pour eux. Un objet très cher et très fragile. A manier avec précaution.

« Dis Armand... Tu veux bien jouer avec moi ? Je m'ennuie... Un peu... »

Il allait sûrement refuser, il n'allait pas s'abaisser à jouer avec une gamine. Et puis s'il était allongé là, c'était bien pour se reposer, pas pour courir partout dans le château avec elle. Elle était sûre que s'il s'était agi de son frère, il se serait levé aussitôt. Il aurait joué avec lui jusqu'à ce que le soleil tombe sur le royaume, le couvrant tout entier de rouge carmin. Mais elle, elle n'était pas Louis... Elle n'était qu'Eden, celle qui ne ressemblait ni à Louis, ni à Armand, ni même à son père ou à sa mère. Elle était le mouton blanc parmi les moutons noirs. Et elle ne trouvait pas sa place, même dans sa propre famille.

Ravie. Elle était juste ravie. Elle hocha vivement la tête, se décoiffant légèrement au passage. Mais la petite princesse n'en avait cure. Elle vérifia une dernière fois que son frère ne trichait pas avant de s'éloigner le plus silencieusement et le plus rapidement possible. Elle remonta un peu sa robe pour ne pas marcher dessus, dévoilant un bout de dentelle. Si sa mère la voyait... Elle sourit. Si sa mère la voyait, elle la gronderait avant de la faire monter dans sa chambre. Et ce serait déjà une victoire.

Elle s'arrêta un instant, regardant le tronc d'un arbre. Elle pourrait y grimper et se cacher entre les branches, comme une petite sauvageonne. Elle déchirerait sa robe et ses mains seraient pleines de boue et d'échardes. Elle se ferait sermonner. Mais son frère aussi, pour l'avoir laissée faire... Elle soupira, elle ne voulait pas qu'il soit puni par sa faute. Alors elle poursuivit son chemin. Elle trouva un léger renfoncement, près des murailles. Tout juste assez grand pour un enfant de sa taille.

Elle se cala contre les pierres glacées, se faisant la plus petite possible. Elle se mit à écouter les bruits alentours, cherchant le pas de son frère d'une oreille attentive. Elle s'arrêtait presque de respirer tant elle voulait être silencieuse. Elle voulait se fondre dans la pierre.

Le soleil. Elle voyait le soleil. Seule sa cachette était plongée dans l’obscurité, mais elle avait caché ses cheveux sous son capuchon pour que leur éclat presque argenté ne se remarque pas. Elle frissonnait un peu, imaginant sans peine la douce chaleur qu’il devait faire une fois qu’on se trouvait au soleil. Elle pouvait presque sentir les rayons du soleil sur sa peau pâle.

Mais pour l’instant, Eden était dans l’ombre. Elle attendit longtemps, mais ne voyait pas son frère arriver. Alors elle commença à avoir peur. Et s’il ne la cherchait pas ? Et s’il l’avait oubliée ? Et si quelqu’un de plus intéressant qu’elle était venu à sa rencontre ? Elle baissa la tête, s’accroupissant toute seule dans le noir. Pourquoi n’était-elle pas montée dans un arbre…

Elle se sentait à l’étroit dans sa petite cachette. Elle avait froid. Et un peu peur aussi. Mais elle attendait, butée. La petite princesse voulait qu’on vienne la trouver.

Sa petite sœur se jeta à son cou en sanglotant. Armand en resta stupéfait.
Il ne se souvenait plus de la dernière fois où il avait vu pleurer Eden.
Son jeune frère, lui, pleurait très souvent. Il savait très bien attirer l'attention d'autrui sur lui, et plus particulièrement celle d'Armand. Mais Eden, princesse silencieuse, se renfermait habituellement sur elle-même comme un escargot se replie dans sa coquille. Comme si les émotions étaient des rayons de soleil brûlants, dont il fallait se cacher. Eden ravalait sa tristesse, et se faisait oublier.

Armand la garda longtemps dans ses bras. Les petits princes et princesses avaient rarement droit à un câlin, dans leur famille. "Je suis là, maintenant... Tu ne pensais tout de même pas que j'allais abandonner si vite ?"

Un jour, bien des années plus tard, quand il aurait tout gâché et précipité sa famille entière vers la ruine et le néant, Armand se souviendrait de cette partie de cache-cache. Il s'en souviendrait alors qu'il parcourrait la ville sans relâche à la recherche d'indices sur sa sœur disparue, tout comme il avait parcouru le parc du château cet après-midi là. Et il souhaiterait désespérément avoir un illumination lui permettant de retrouver Eden, une nouvelle fois.

Mais pour l'heure, il n'avait encore que douze ans, et aucune raison de penser qu'il serait un jour séparé de sa sœur. Qu'il serait séparé de toute sa famille.

Il se redressa, tenant la petite main d'Eden dans la sienne.

"Allez, il est temps de rentrer, à présent."


FIN
Après 5 ans de retard/sblarf