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 La Vouivre & la Selkie [PV Ann]

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Lord Lucien

{ "We live in pervert time" }

Lord Lucien
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MessageSujet: La Vouivre & la Selkie [PV Ann]   La Vouivre & la Selkie [PV Ann] EmptyDim 23 Jan - 23:51

    Ses doigts caressèrent la page. Celle-ci, se fripant légèrement sous ce contact fortuit, donna naissance à un frisson d'angoisse qui remonta le long de sa colonne vertébrale. Apeuré à l'idée d'avoir abimé son livre, le jeune homme lâcha le coin de papier et s'empressa de le lisser d'une main fébrile, tentant éliminer les plis presque invisibles qui se dessinaient sur la blancheur jaunie de la feuille. Enfin, il déposa sa main sur le rebord de la page et reprit sa lecture, se replongeant dans le monde merveilleux qui avait alimenté son enfance et ses rêves, son innocence et ses jeux, son imagination et les contes. Les contes que Christian lui racontait. Maintenant, il pouvait oublier que le monde n'était plus qu'hallucinations angoissantes qui le collaient comme une seconde peau sanglante. Toujours, elles étaient là.

    Il se rappelait les moments privilégiés où son frère lui racontait des histoires. Celui-ci les inventait au fur et à mesure, au rythme de ses envies et de celles de son auditoire, du temps qu'il lui restait avant d'aller dormir, et de tant d'autres facteurs extérieurs. Ces récits étaient si liés à la réalité, et pourtant si irrémédiablement séparés. Cependant, et malgré ces improvisations, Christian n'oubliait jamais un conte qu'il avait enfanté. Il était capable de le réciter impeccablement, sans en changer un seul épisode, sans que sa mémoire ne lui fasse jamais défaut, en restituant chaque mot à la place dite. Ses histoires se gravaient dans son esprit avec la résistance du marbre. Il vivait à travers elles, comme il vivait à travers Lawrence. Les créatures fantastiques qu'il inventait ou repêchait dans des légendes qu'il avait entendues avaient été ses compagnons fidèles avant d'être ceux de Lucien, qui pourtant les avait découvert très jeunes. Ce dernier ne se souvenait plus à partir de quand il s'était mis à jouer avec des compagnons invisibles aux yeux des autres, apparaissant ou disparaissant selon leur bon vouloir. Mais il se rappelait la colère de ses parents le jour où il était rentré trempé des pieds à la tête, couvert de boue et les membres douloureux. Ils s'étaient mis à crier lorsqu'il avait expliqué qu'il était allé jouer près du lac, un peu à l'écart de la propriété, et que la Mari Morgan l'avait tiré vers elle. A l'époque, il n'avait pas mesuré l'illogisme de ses paroles. Il était seulement heureux d'avoir rencontré un nouveau compagnon. Ces êtres féériques, il voulait les aimer. Il n'avait pas compris alors pourquoi sa mère l'avait grondé, pourquoi son père était resté silencieux, les sourcils froncés, pourquoi sa grand-mère, à la suite de cet épisode, lui avait fait recopier pendant des mois des passages de la Bible, répétant qu'elle désirait ''le préserver de l'impiété''. Sans en comprendre la cause, il avait néanmoins saisi qu'il ne devait plus reparler de ce genre d'aventures. Ainsi, il ne l'avait plus fait devant ses parents. Mais Christian était différent, et chaque rencontre qu'il faisait était pour lui l'occasion d'une discussion privilégiée avec son frère adoré, pendant laquelle il lui décrivait la scène avec force mimiques et gesticulations, puis se taisait pour écouter son ainé, prenant chacune de ses paroles pour argent comptant. Il y croyait comme d'autres croient ce que le curé leur raconte au catéchisme. Mais la religion lui semblait tellement abstraite, tellement laide par rapport aux contes flamboyants qui sortaient de la bouche de Christian! Il était tellement heureux de les écouter. Et tellement heureux de les vivre.
    Ce n'était qu'après qu'il s'était rendu compte que quelque chose n'était pas normal.

    Lucien saisit une nouvelle page de l'ouvrage et la tourna dans un bruissement discret. Autour de lui régnaient les ténèbres, uniquement repoussées aux alentours de son fauteuil par un chandelier posé sur le bord d'une commode, à sa droite. Les jambes repliées sous lui comme un petit enfant, recroquevillé sous la couverture qui glissait de ses épaules, il lisait dans un calme religieux au creux de la nuit. Les serviteurs étaient partis ou dormaient paisiblement dans leurs chambres mansardées. Lui se sentait au centre de ces instants où l'on est seul au monde, absorbé dans un univers qui nous englobe et nous happe avec la frénésie d'un tourbillon paisible. Plus rien n'existait aux alentours que les caractères inscrits sur le cahier d'une jolie écriture tracée à l'encre noire, les lettres se mêlant devant ses yeux pour former un mythe qui l'absorbait en entier. Les soucis domestiques, la noblesse hypocrite, le régime tyrannique n'existait plus, pour un temps, au profit de la magie et de l'aventure. C'était une de ces ambiances qui ont un goût de mysticisme, un mélange entre le secret édulcoré et les sucreries oubliées au fond d'un tiroir. Depuis combien de temps sont-elles là? Depuis combien de temps attendent-elles l'enfant qui les as cachés et qui pensait revenir les chercher pour les savourer? Le petit les a oublié il y a longtemps. Peut-être dort-il depuis des années sous une couche de terre, rêvant à l'époque déchue des cavalcades dans les bois et les jupes des adultes. Sans doute se rappelle-t-il du parfum des tissus de velours qui fouettaient son visage pendant qu'il courait à la poursuite d'un camarade, slalomant entre les femmes glapissantes qui, pour eux, ne sont que des piliers inébranlables. Les adultes, pour les enfants, ne sont pas des humains. Ce sont des entités. C'est pour cela qu'il s'acharne sur eux sans remords, persuadés de leur invincibilité. Ainsi naquit le mythe de leur cruauté.

    La chambre était plongée dans cette atmosphère de torpeur mitigée qui accompagne les événements solitaires ; les autres ne sont plus là pour marquer la réalité de l'instant. Lucien, en se détachant parfois de son livre, les yeux embués par l'emprise de l'imagination, ne ressentait cette brisure des univers qu'avec plus de force ; la réalité de sa chambre ne faisaient que renforcer celle de l'ouvrage. Et autour de lui se construisait l'univers du carnet. En transparence, il percevait le ramage des chênes se découpant sur le rempart de la bibliothèque, la brillance du bois verni soudain aplani par une présence extérieure. Le parquet se liquéfiait pour laisser la place à une étendue d'eau aux profondeurs vert émeraude, des algues ondulant lentement sur les rebords, comme si, doués d'une existence propre, ils rampaient vers la surface. Des puces d'eau surnageaient, leurs pattes minuscules formant des rondelettes aériennes qui s'élargissaient progressivement, donnant à l'étang des nuances arc-en-ciel. Plus loin, un cerf aux yeux noirs et brillants levait la tête vers le soleil brulant, ses rayons arrêtés par l'épais feuillage des bouleaux et des hêtres aux troncs mangés par la mousse, pompeuse au toucher. Un caméléon, créature exotique, tournait ses pattes d'un air paisible, sa langue venant s'enrouler autour de son nez protubérant. Immobiles, les deux animaux se fixaient en silence. Le cerf avança dans la lumière. A la place de sa croupe, à l'endroit où auraient dû se trouver les pattes arrières, une biche se tenait, enlacée pour toujours au corps de son amant, sans toutefois pouvoir jamais le regarder en face, ni chatouiller son museau de sa truffe humide. Deux êtres regroupés en un seul, destinés à mourir ensemble sans jamais se connaître, éternellement dos-à-dos. Lucien se pencha un peu plus vers son livre et l'étang grossit à vue d'œil au centre de sa chambre, tandis que les remous ne cessaient de s'accentuer. Il remonta davantage ses pieds sur le siège de son fauteuil, croyant percevoir contre sa peau l'humidité. Quand il toucha le bout de ses pieds, ils étaient secs. Il continua à lire tout en regardant ce qui se passait devant lui, comme un spectateur du cinématographe avant l'heure. Un clapotement se fit entendre, qui se répercuta dans la pièce. Ses yeux continuaient de fixer la page mais Lucien ne lisait plus, tout entier consacré à l'action qui se mettait en place. Il retint son souffle sans y penser. Dans un coin de son esprit une voix martelait sans trêve que personne à part lui ne percevait ce qu'il voyait, insistante et aigrelette. Une femme à la peau pâle émergea à la surface de l'eau, s'appuyant sur ses avant-bras pour se hisser sur le rivage. Seules des algues et quelques mèches de cheveux cachaient sa nudité sauvage. Le soleil faisait miroiter des gouttelettes qui roulaient en cascade le long de son dos aux reflets verts. Ses doigts palmés battaient l'air devant ses seins pointus à la courbe impudique, faisant jaillir des jets qui retombaient sur sa chevelure immaculée, semée de plantes aquatiques et de têtards encore vivants qui se débattaient entre ses mèches emmêlées. Des pupilles enfoncées à la base d'un front haut jetaient leur éclat mordoré sur son visage. Iris diluviens aux contours presque effacés, donnant l'impression de faire face à une créature aveugle. Mystérieuse et brutale. Douée d'une beauté indomptable et superbe, la Vouivre immortelle se dressait, fière et droite sous la lumière tamisée du sous-bois fictif. Sa bouche s'ouvrait et se refermait au rythme de ses souffles goulus, sa poitrine se soulevant avec bruit tandis que ses pieds battaient l'eau, ajoutant un concert de brassage puissant à ce tableau sinistre et magnifique. Son ventre s'anima, sa cage thoracique se creusant au gré des spasmes qui l'agitèrent quelques minutes, jusqu'à ce qu'elle régurgite une forme ronde, entourée d'une substance liquide qui, de loin, semblait s'apparenter à de la bave. De sa main palmée, elle donna un coup maladroit à l'objet pour l'extraire de sa gangue protectrice. La coquille se fendilla puis s'éparpilla en de minces filets gluants qui coururent en tous sens à l'opposé de leur centre, formant une large étoile éclatée dont l'objet était l'âme précieuse. Une pierre apparut, à l'aspect minable, perclus de trous et d'aspérités, brillant d'une couleur fade oscillant entre le rose clair et le brun. La Vouivre se pencha et l'embrassa de ses lèvres trempées, son expression d'extrême froideur se fendillant un instant pour laisser entrevoir une tendresse entière. Elle venait, comme chaque jour en émergeant de son sommeil, de régurgiter ce cœur trop lourd pour son âme de bête. Et comme chaque jour, elle le cacherait au plus profond de son étang, le défendant bec et ongles contre ceux qui voudraient le lui dérober. Le Cœur de la Vouivre, ce fardeau insupportable pour elle et pourtant indispensable. Celui qui alimentait maints légendes, celui dont on disait que qui le déroberait pourrait exaucer un de ses souhaits. Le Cœur de la Vouivre, cachée sous la pierre la plus secrète, au plus loin des profondeurs magiques de son étang.

    Quand Lucien se réveilla en sursaut, cinq heures plus tard, l'étang était toujours là. Se levant avec prudence, il en fit le tour et attendit qu'on vienne l'habiller.

    L'après-midi était déjà bien entamé lorsqu'il se décida à se rendre au château, poussé par l'ennui qui le tiraillait inlassablement depuis le début de la journée. Gravissant les marches du Grand escalier avec une lenteur étudiée, s'appuyant sur sa canne, il ne cessait de jeter des coups d'œil amusés sur ce qui se passait autour de lui. Il avisa les domestiques paniqués qui couraient en tous sens à la recherche d'un vêtement pour leur maitre, ou imitaient les nobles en prenant un air sérieux et en marchant lentement, comme si leur misérable personne pouvait influencer la société ; suivit du regard les nobliaux qui se pavanaient sous des tonnes de dentelle travaillées. Il ne s'étonnait plus que les femmes marchent si lentement avec la tonne de jupons destinés à donner du volume à leur robe.
    Il fût soudain attiré par la silhouette bleue d'une jeune fille qui se tenait à la rampe de l'escalier, un peu au-dessus de lui. D'ici, il n'apercevait que ses yeux disparates qui, paisibles, semblait suivre le mouvement autour d'elle sans s'y attarder. Aussitôt, il reconnut en elle la Selkie.

    Un jour que la Vouivre se prélassait dans son habitat, des remous se formèrent près d'elle. A travers les bulles qui éclataient à la surface apparut une drôle de créature à la figure sympathique. Son museau évoquait celui d'un chat, sa peau granuleuse l'enveloppe d'une grenouille polie, ses pattes les nageoires d'un poisson grotesque. Elle semblait sourire derrière ses fines moustaches qui bougeaient d'avant en arrière et de bas en haut. Rire silencieux. Intriguée, la Vouivre s'approcha doucement, petit à petit, s'arrêtant à intervalles réguliers pour jauger l'être qui osait pénétrer chez elle. La Vouivre n'avait jamais reçu de visite auparavant. Tous les humains qui étaient venus, elle les avait tués avant qu'ils ne puissent la voir. Ils étaient bruyants. Ils lui faisaient un peu peur. Et elle redoutait qu'ils ne lui prennent son trésor. Cependant, le nouvel arrivant avait un air doux. Sans interrompre cette communion progressive, le phoque attendait qu'elle approche, sans manifester de signe d'impatience. Quand elle fut à portée de main, la Vouivre tendit son bras dégoulinant et vint flatter le cou de la bête, qui poussa un petit cri de contentement, la faisant sursauter. Elle recula précipitamment dans une grande gerbe d'eau. Mais la lueur de joie au fond des prunelles de l'autre la dissuada de la traiter comme tous ceux qui, avant elle, avaient tenté de fouler son territoire. Se rapprochant une nouvelle fois, elle gratta son crane imberbe et rugueux. Le phoque émit un bruit de basse, à mi-chemin entre le ronronnement et le mot articulé, semblant exprimer son bonheur. Raffermissant sa prise contre la tête de son amie, la Vouivre sourit.

    Accélérant l'allure, Lucien contourna la jeune femme qui, immobile, continuait à regarder par-dessus le parapet. Il s'approcha d'elle par derrière et posa une main distraite sur sa taille. S'assurant que personne ne l'avait vu, il se pencha vers elle pour murmurer à son oreille et dispersa par son souffle des bribes de cheveux noirs.

    « Elle n'est pas là, tu vois. Tu devrais retourner d'où tu viens. Ce serait sans doute préférable. »

    Sa voix se cassa sur les dernières syllabes, exprimant un regret sincère. Il avait toujours éprouvé plus d'empathie envers les créatures imaginaires qu'avec les humains, et les contes le touchaient davantage que les crimes perpétrées en cette ville. Il préférait pleurait pour l'imaginaire en ignorant la réalité.

    A partir de ce moment-là, le phoque revint chaque jour à la même heure, mais il était toujours seul. Une fois, la Vouivre crut entendre un cri semblable au sien dans le lointain. Cependant, si tribu il y avait, elle ne l'avait jamais vu. Elle ne posa pas la question. La relation de la Vouivre et du phoque était muette et pourtant sans failles, de ces relations comme seules les contes savent les créer. Toujours, elles se retrouvaient et leur présence leur suffisait à l'une comme à l'autre. Les jours, les mois, puis les années passèrent, les laissant inchangées. Chaque jour, le phoque venait voir la Vouivre, chaque soir elle repartait sans que sa compagne ne sache où elle se rendait. Elle n'en ressentait pas de douleur, car elle était persuadée qu'elle reviendrait le lendemain et cet espoir la plongeait dans la félicité d'une anticipation de ce bonheur prochain au lieu de lui inspirer du désespoir.
    Un jour, la Vouivre eut le pressentiment que quelque chose d'inhabituel allait survenir. Quand le phoque arriva, elle resta en retrait, attendant. Comprenant que le moment était venu, le phoque, au lieu de batifoler dans l'eau comme il en avait l'habitude, se dressa sur sa nageoire arrière et se tint debout, pointant du nez vers le ciel. Progressivement, ses pattes s'ornèrent de deux doigts humains, sa peau grise, scintillante comme de l'argent, prit la teinte rosâtre de celle des hommes. Pinçant son torse en une ligne continue, elle sembla se déshabiller. Celle qui, quelques secondes plus tard, se débarrassa de la peau de phoque était une jeune femme à la beauté étincelante. Ses cheveux noirs balayaient son dos, lisses et brillants, formant autour de son visage une couronne de sécheresse. Sous sa frange luisait des pupilles hypnotisantes. Car dans le creux de ses cils, des pierres précieuses observaient. L'une était aussi profonde que le plus pur des rubis, l'autre évoquait la glace du saphir. La Selkie posa sa peau sur le rivage et sourit timidement à la Vouivre.
    Et leur relation prit une tout autre dimension.
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MessageSujet: Re: La Vouivre & la Selkie [PV Ann]   La Vouivre & la Selkie [PV Ann] EmptySam 7 Mai - 0:02

Spoiler:

    Ann ouvrit les yeux, doucement, à moitié réveillée. Sur la surface plane et lisse du plafond, il lui semblait voir danser les fantômes d’images passées, oubliées dans les tréfonds de sa mémoires. Des ombres sombres qui se mouvaient, se rencontraient, se séparaient, se mêlaient. Elles prenaient l’apparence des visages aimés – ceux du présent et ceux du passé. Et ceux, flous, dont on n’arrivait pas à se rappeler. Cet étrange ballet prit fin lorsqu’elle entendit la voix de son père à travers la porte de sa chambre. Elle décrocha son regard des mouvements aériens qui la narguaient de là où ils se trouvaient pour le fixait sur le cadre de bois. Son père entra, sans se soucier de la réponse de sa fille, comme à son habitude, et s’approcha du lit. S’asseyant sur le bord avec délicatesse, il passa une main sur le front pâle de son enfant. La jeune fille avait observé cet homme triste approcher sans réagir. Le sommeil qui lui recouvrait encore l’esprit l’empêchait de se souvenir de ses bonnes manières.

    - As-tu bien dormi ma chérie ?


    La voix était douce et lointaine. Ann la perçue difficilement, elle se sentait trop faible pour répondre. Que pouvait-elle lui répondre ? Que, depuis une quinzaine, ses rêves s’étaient transformés en cauchemars ? Qu’un enfant aux cheveux noirs dont elle ignorait tout hantait ses songes ? Un enfant qui n’avait pas de visage, ni yeux, ni bouche, ni nez. Juste une face pâle, vide et lisse qui lui donnait un air effrayant sous ses mèches folles. Qu’il la poursuivait en l’appelant par son prénom, d’une voix d’outre tombe et qu’il finissait par la pousser dans un puits où elle entamait une chute sans fin dans l’obscurité ? Un enfant qu’elle connaissait depuis sa plus tendre enfance, qu’elle avait aimé, qui l’avait harcelé, avec qui elle avait joué mais qu’elle n’avait jamais rencontré dans la réalité. Pourtant elle savait qu’il existait. On avait beau lui avoir répété que c’était le fils de sa première nourrice et qu’il était depuis longtemps décédé, elle n’y croyait pas. Elle avait tiré les cartes plusieurs fois et le résultat était toujours très clair : l’enfant était vivant. Et proche d’elle. Un mystère l’entourait, Ann le savait, et ne laisserait pas tomber tant qu’elle ne l’aurait pas percé.

    La jeune fille soupira et se redressa sur ses multiples oreillers bariolés. Non, bien sûr. Elle ne pouvait rien avouer de tout ça à son père. Elle lui mentirait comme d’habitude. Inventant un rêve chaque jour différent, chaque jour plus beau, plus prometteur. Chaque jour plus faux. Ann suspendit un sourire à ses lèvres et emprisonna doucement la main de son père entre les siennes.

    - Oh oui Père ! J’ai fait un rêve merveilleux ! Nous étions ensemble toi et moi dans une grande salle. Elle était pourvue de grandes fenêtres qui donnaient sur un grand jardin fleuri. Les rideaux avait été tiré et le soleil illuminait la pièce de sa lumière chaude. Nous étions assis dans des fauteuils, Sweetie sur mes genoux, autour d’une petite table, au centre. Nous prenions le thé. Je me souviens que les tasses étaient bleues et ornées d’une petite tête de lapin blanc. Elles étaient vraiment mignonnes. Il faudrait que je m’en trouve des comme ça. Bref, nous prenions donc le thé quand un domestique en livrée noire bordée de bleu entre en poussant les deux battants d’une immense porte en bois clair qui n’était, pas présente jusque-là. Il entre donc et là – tu ne vas pas le croire Père – il annonce l’arrivée d’un homme. Comment s’appelait-il déjà ? C’était un lord, je m’en souviens. Quel dommage, je ne me rappelle plus de son nom. Dans mon rêve, je me relève vivement, manquant de renverser mon thé sur toi, avec un petit cri de surprise. Je m’empresse de lisser les plis de ma robe – une robe bleue comme tu les aimes – et de replacer correctement les ornements dans mes cheveux. J’ai l’air vraiment heureux. L’homme entre. Il est très élégant dans ses vêtements, il a beaucoup d’allure, de prestance. Malheureusement, il n’as pas de visage. En vérité ce n’est pas qu’il n’en a pas, c’est que je ne le vois jamais mais je sais qu’il est très beau. Et je crois que j’en suis profondément amoureuse, c’est l’impression que j’ai eu. Il s’approche, te salue, il m’attrape la main et devant toi, s’agenouillant, il me demande en mariage. La bague de fiançailles qu’il me présente est magnifique. Un anneau d’argent serti d’un saphir et de multiples diamants qui l’entourent. Elle brille de mille feux. Au comble du bonheur, je me tourne vers toi. Tu dis oui, je dis oui. Et le rêve se finit.

    Ann s’arrêta, reprit son souffle. Le sourire de son père qui s’était progressivement agrandit au fil du récit la conforta dans son choix. Elle avait bien fait d’inventer cette histoire de demande en mariage. C’était ce qui préoccupait le plus le Comte en ce moment. Il s’inquiétait de l’avenir de sa fille. Elle avait déjà vingt-et-un an et lui n’était plus tout jeune. S’il venait à disparaître et qu’il n’y avait aucun gendre pour prendre soin de sa petite princesse. Il posa sa main libre par-dessus celle d’Ann et la serra tendrement. Il était heureux et triste à la fois. Elle ressemblait tant à sa mère…

    - Ca doit être un signe, mon Ange. Tu ferais mieux de porter une robe bleue aujourd’hui.
    - Bien sûr Père.
    - Et de te rendre au château.
    - Évidemment.


    Ann sourit, joue la comédie sans se départir de son sang-froid mais intérieurement elle peste. Ce n’était pas du tout l’effet escompté ! Voilà qu’elle allait encore devoir supporter une journée de plus dans une toilette de cette horrible couleur. Et qu’elle allait en plus devoir se traîner au château. Comme elle haïssait cet endroit ! Avec la chance qu’elle avait, elle allait sans doute tomber sur Lord Jack. Elle qui comptait passer sa journée dans la bibliothèque pour lire. Elle était au comble de l’exaspération mais puisque cela plaisait à son père, il n’y avait rien à y faire. L’homme se leva, l’embrassa sur le front et prit congé. Elle l’entendit appeler Emily, la domestique, et descendre les escaliers. La jeune fille repoussa les couvertures, en prenant soin de ne pas réveiller Sweetie qui dormait sur un de ses oreillers, et balança ses jambes par-dessus le lit. Elle se mit debout en chancelant, son corps encore mal assuré devant cette nouvelle journée qui s’annonçait et se frotta le visage pour y chasser les dernières traces de sommeil. Elle dirigea lentement vers la psyché qui régnait en maître dans un coin de sa chambre et s’inspecta sous toutes les coutures. Même au sortir du lit, elle restait, assurément, une belle femme. Elle revint sur ses pas, se pencha vers sa table de nuit et tendit la main pour attraper son cache œil. Emily choisit ce moment pour entrer dans la pièce – sans frapper, évidemment. Ann tourna vivement la tête et foudroya la jeune fille du regard qui s’enfuit en s’excusant. La petite Comtesse soupira. Depuis le temps qu’elle était à leur service, Emily aurait dû déjà comprendre qu’il ne fallait pas la déranger le matin. Ann se dirigea vers son armoire et en sortit une robe bleu ciel, la plus simple qu’elle trouva. Elle grimaça en la voyant. Non, vraiment, elle n’aimait pas cette couleur. Se tournant avec un énième soupir vers sa coiffeuse, elle entreprit de se préparer.

    Cela faisait bien une heure qu’Ann était là. Elle ne faisait rien de spécial, hormis se tenir là, à la rampe du grand escalier. Elle observait les va et vient des domestiques et des nobles d’un œil vide. Parfois elle répondait d’un très léger hochement de tête au salut, une ou deux fois par un sourire. Elle avait relevé son cache-œil – avec un petit cœur rouge, il était du même bleu que sa toilette – et elle voyait bien que certaines personnes sursautaient lorsque son regard se posait sur elles. Au début, ça l’avait amusée puis ça avait fini par la lasser, comme toujours. Et maintenant elle attendait. Quoi ? Elle ne savait pas. Mais elle attendait. Elle caressait distraitement la fourrure blanche de Sweetie qu’elle avait embarquée avec elle et posée sur la rambarde de bois. Le petit chat n’était plus un chaton déjà mais il avait conservé la petitesse de son enfance. Ils étaient, lui et elle, plus ou moins des anomalies de la nature. Et c’était sans doute pour ça que Lady Ann aimait autant son animal de compagnie, qu’elle considérait plutôt comme un ami. Elle ne prêtât absolument pas attention à l’homme blond qui s’était rapproché d’elle. Elle sursauta légèrement lorsqu’elle sentit une main se poser sur sa hanche – manquant de pousser Sweetie dans le vide par la même occasion - et s’immobilisa lorsqu’elle perçut un souffle prés de son oreille.

    - Elle n'est pas là, tu vois. Tu devrais retourner d'où tu viens. Ce serait sans doute préférable.

    Qui n’était pas là ? Se moquait-il d’elle ? De plus, il aurait été plus exact de dire « Il ». Car c’était un homme qu’elle cherchait après tout et non une femme. Mais comment aurait-il pu le savoir ? Et pourquoi la tutoyait-il? Est-ce qu'ils se connaissaient? Ann se demanda un instant si ce n’était pas une technique de séduction mais chassa bien vite cette idée. Impossible, il ne lui aurait pas demandé de partir. Et le ton n’y était pas. La jeune fille lança un rapide coup d’œil circulaire qui ne donna rien, évidemment. Il est toujours plus facile de trouver les présents que les absents. La voix s’était brisée vers la fin de la phrase. La jeune fille ne s’était jamais vraiment sentit proche du genre humain – excepté ses parents et certaines de ses conquêtes – mais cet homme, dont elle n’avait pas encore aperçu le visage, la rendait mélancolique. Il avait l’air réellement malheureux pour elle. Alors qu’il n’y avait pas de quoi. Peut-être était-il fou ? Quoi qu’il en soit, Ann s’ennuyait. Elle décida de rentrer dans son jeu et aussi de soulager cet homme. S’il s’inquiétait réellement pour elle, elle allait le rassurer. Il n’y avait aucune raison de s’en faire.
    Elle replaça discrètement son cache-œil et se tourna vers l’homme. Elle eut le souffle coupé. Pas parce qu’il était beau, ce qui aurait pu être une raison, mais parce que lui aussi était une anomalie de la nature. Il avait des yeux vairons. Ann sentit un lien, même ténu, entre elle et cet inconnu. Elle lui sourit, du sourire le plus doux qu'elle avait en réserve.

    - Je suppose mais j'aimerais l'attendre encore un peu. Il me semble... qu'elle finira bien par venir.

    Entrer dans son jeu n'était pas suffisant. Il fallait qu'elle le comprenne aussi. Ann était d'humeur curieuse et tout était bon pour chasser l'ennui.

    - Mais... parlons nous bien de la même personne?


    La jeune fille s'était penchée vers lui et avait presque murmuré ses paroles. Comme si elles étaient confidentielles. Comme s'ils partageaient ensemble un secret.
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